Le Phénix d’Aksoum : Où en est le monarchisme éthiopien aujourd’hui ?
Le Phénix d’Aksoum : Où en est le monarchisme éthiopien aujourd’hui ?
Le 12 septembre 1974, la chute de l’empereur Haïlé Sélassié semble sceller la fin de l’une des plus anciennes monarchies du monde. Le Trône du Lion de Juda disparaît sous les coups du marxisme, de l’exil et de la violence révolutionnaire. Pourtant, un demi-siècle plus tard, le monarchisme éthiopien n’a jamais totalement disparu : il survit dans la diaspora, la mémoire et le débat politique, comme une braise encore vive sous les cendres de l’Histoire.
Lorsque l’empereur Haïlé Sélassié Ier est renversé le 12 septembre 1974 par le Derg, puis assassiné l’année suivante, beaucoup pensent alors que trois millénaires de monarchie éthiopienne s’éteignent avec lui. Pourtant, malgré l’exil, la répression et les bouleversements géopolitiques, le mouvement monarchiste éthiopien a survécu, se réinventant génération après génération.
Son histoire depuis 1975 est celle d’une diaspora très active, d’une famille impériale fragmentée mais résiliente, et d’un héritage politique qui refuse de disparaître.
Une révolution attendue qui aurait pu être évitée
Durant des siècles, l'Empire éthiopien a été régi par un régime semi-féodal, la majeure partie des terres répartie ainsi : l'Église (25 %), au Négus en place (20 %), aux seigneurs féodaux (30 %) et à l'État (18 %), ne laissant que 7 % aux quelque 23 millions de paysans éthiopiens assurant l’économie agricole de l’Empire. Privés d’accès la propriété, ils perdaient jusqu'à 75 % de leur production au profit des propriétaires terriens, les plongeant dans une misère extrême. L’Empereur Haïlé Sélassié Ier, conscient de la situation, avait pourtant promis de réformer et de moderniser le pays afin de la rendre plus égalitaire, mais celles-ci tardent à venir après la Seconde Guerre mondiale, freiné par sa propre aristocratie Très imbue de son pouvoir.
Dans la vague du panafricanisme, des indépendantisme, à la fin des années 1960, des mouvements étudiants émergent en Éthiopie. Les universités se sont remplies d’associations débattant idéologiquement des transformations à venir loin des courtisaneries du palais impérial. Deux événements vont secouer les bases de la monarchie millénaire et aux origines bibliques. La tentative de coup d’État en décembre 1960 et une famine dans la province du Wollo, mal gérée par l’administration impériale. La politisation de l’armée coïncidant avec la montée de l’instruction scolaire dans le pays va également favoriser la montée de la contestation à l’institution royale. Les manifestations estudiantines se multiplient dès 1970 tout comme les jacqueries et les révoltes régionales dans l'Ogaden, le Negele et en Érythrée (cette dernière souhaitant faire sécession).
Face à ces tragédies et l’instabilité politique croissante, le gouvernement préfère pourtant ignorer les revendications, réprimant avec violence toute manifestation et soulèvement. Tout va alors très vite s’enchaîner dès avril 1974. Des officiers militaires se constituent en Comité de Coordination des Forces armées (DERG) et tentent de convaincre le gouvernement d’entamer des réformes alors que des mutineries sont en cours depuis trois mois. Le mouvement est déstructuré, ses leaders font preuve d'amateurisme et démontre son incapacité à diriger quoi que ce soit tant il est divisé. Mais, très vite, les demandes du Derg se font plus incisives alors que les militaires patrouillent déjà dans Addis Abeba, la capitale. Hailé Sélassié déposé, ce putsch n’est pourtant pas apprécié des Ehiopiens qui accusent le Derg d’avoir volé leur révolution populaire.
La monarchie n’a pas encore été abolie mais dans les faits, son destin est déjà scellé. Dès la prise du pouvoir, le Derg impose un régime marxiste-léniniste, arrête ou exécute les principaux membres de la famille impériale. Les princesses Tenagnework, Sara, Seble ou encore Hirute Selassie sont internées pendant plus d’une décennie. Hailé Sélassié est lui-même assassiné, étouffé sous un coussin l’année suivante et ses restes enterrés sous le bureau du nouveau maitre du pays : Hailé Mengistu Mariam.
Contrairement à ce que l’on pourrait croire, le Général Mengistu Haïlé Mariam n’est pas un produit des classes populaires si cher au régime soviétique mais bel et bien issu d’un lignage aristocratique. Bien que cela ne soit pas certain, Mengistu serait le fils du Dejazmach Kedebe Tessema, intendant de la maison impériale attachée à l’ancienne Impératrice Zaouditou et un confident de Ras Makonnen II. La biographie officielle du nouvel homme fort préfèrera parler d’un père esclave d’un aristocrate du Shoa, ce qui expliquerait sa couleur noire de peau. Une différence génétique qui lui fit subir les quolibets de camarades de classe plus clairs de peau comme l’était l’immense majorité des Ethiopiens. Une carrière dans l’armée et il gravit rapidement les différents échelons hiérarchiques. Il s’impose bientôt comme l’élément le plus radical du Comité. Sa frustration à l’égard du régime impérial trouve là toute sa place.
Le monarchisme en exil, entre survie et résistance, espoir et désillusion
Hailé Mengistu Mariam s’est installé sur le trône du dernier négus, utilisé en guise de fauteuil officiel. Il impose un parti unique, se débarrasse de certains de ses alliés (les plus modérés des officiers du Derg favorables à une monarchie constitutionnelle ou une république démocratique sont arrêtés) et échappe à des tentatives de putsch, déverse des kilomètres de propagande anti-capitaliste, dénonce les crimes des anciens fonctionnaires dont les procès sont expéditifs, renvoie les étudiants dans les champs et pointe du doigt les séparatistes érythréens avec lequel il est en guerre ouverte. Dans les années 80, l’Éthiopie sombre dans une crise économique générée par une famine de grande ampleur. Elle fera un million de morts et autant de déplacés, horrifiant la communauté internationale qui se mobilise. De plus en plus contesté, le Derg a du mal a repousser une rébellion qui s’est coalisée de l’intérieur, parmi lesquels des mouvements monarchistes comme l’Union Démocratique Ethiopienne (E.D.U), fondée par le prince Ras Seyoum Mengesha II, membre de la famille impériale.
Durant les années 1980, plusieurs organisations politiques de la diaspora se réclamant du Lion de Judah on émergé. On trouve le Crown Council of Ethiopia, structure historique du pouvoir impérial, divers comités monarchistes situés sen Amérique du Nord, en Europe et dans la péninsule arabique et la communauté des rastafariens — dont Haïlé Sélassié demeurait la figure messianique — apportent aux monarchistes une visibilité internationale inattendue, avec en vedette star, le chanteur de reggae Bob Marley.
Ces réseaux, souvent éclatés, ont un objectif commun : préserver la mémoire du Trône du Lion de Juda et témoigner des crimes du Derg. Le prince Asfa Wossen a proclame en 1989 une régence depuis Londres, avant d’être officiellement reconnu empereur en exil en avril de cette année sous le nom d’Amha Sélassié (« Cadeau de la Trinité »). Un an plus tard, la famille impériale déménage aux États-Unis dans l’état de Virginie (octobre). La communauté éthiopienne en exil étant la plus importante, les Américains prennent contact avec lui afin de voir si la solution impériale peut être retenue après la chute du marxisme en Ethiopie qui intervient finalement en 1991. En vain, le nouveau gouvernement qui s’est installé dans le fauteuil du Négus rouge, n’entend pas céder une once de pouvoir.
Amaha Sélassié Ier fonde le mouvement monarchiste Moa Ambassa (« Le lion conquérant »), afin de promouvoir la restauration de la monarchie en Éthiopie et annonce qu’il entend rentrer dans son pays. Ce qu’il fait brièvement en 1992 sous les acclamations, des manifestations de soutien (notamment entre janvier et mars). Mais la découverte du corps de l’Empereur Haïlé Sélassié sous le bureau même d’Haïlé Mengistu, le statut négocié avec le gouvernement pour les funérailles d’état de l’ancien Négus vont provoquer une dispute au sein de la famille impériale et forcer le prétendant à rester aux États–Unis.
Le monarchisme éthiopien entre engagement humanitaire et influence symbolique
Au décès d’Amha Sélassié, son fils aîné le prince Zera Yacob (né en 1953 ) devient chef de la Maison impériale d’Éthiopie. Discret, éduqué, polyglotte, il reprend avec prudence les rênes du Crown Council, aidé par son cousin et conseiller principal, le prince Ermias Sahle Selassie. Lequel assure toutes les représentations du mouvement à l’étranger, infatigable gardien des traditions. Le mouvement cesse alors progressivement d’être seulement mémoriel pour adopter une orientation politique : la monarchie comme garant de l’unité nationale face aux tensions ethniques. Cependant l’emprise du gouvernement dirigé par Meles Zenawi, indéboulonable Premier ministre de 1995 à sa mort en 2012, rend toute restauration de la monarchie impossible.
Le début du nouveau millénaire marque un tournant. Plutôt que de réclamer ouvertement la restauration du trône, les monarchistes s’attachent à devenir : une force culturelle, une autorité morale et un acteur humanitaire. Le prince Ermias Sélassié, notamment, multiplie les conférences, les interventions dans les universités et les organisations panafricaines. Il devient le visage le plus visible du royalisme éthiopien à l’étranger, surpassant celle du prétendant officiel réfugié dans un mutisme incompréhensible.
Dans le même temps, l’image de Haïlé Sélassié est réévaluée en Éthiopie. Les jeunes générations, nées après le Derg, découvrent un monarque modernisateur, farouchement anti-colonial, fondateur de l’Organisation de l’unité africaine (OUA) et acteur des premières grandes réformes économiques du pays. Les cérémonies de 2000 pour le rapatriement de la dépouille de l’empereur à Addis-Abeba, puis son inhumation à la cathédrale de la Sainte-Trinité, scellent symboliquement la réintégration d’Haïlé Sélassié dans la mémoire nationale.
L’arrivée au pouvoir du Premier ministre Abiy Ahmed, en 2018, fait souffler un vent de renouveau. Les libertés civiles s’élargissent, la société s’ouvre, et le débat sur la forme de l’État ressurgit. Pour la première fois depuis cinquante ans, phénix, le mouvement monarchiste bénéficie d’un terrain plus favorable : La figure de Haïlé Sélassié (dont on réinstalle la statue) est célébrée comme icône panafricaine, les divisions ethniques qui minent l’Éthiopie (plongée dans une guerrre civile) donnent du crédit à l’idée d’une couronne unificatrice permettant à des universitaires de plaider pour une « monarchie constitutionnelle adaptée au XXIᵉ siècle ». L’enthousiasme reste modéré, mais la tonalité a changé : la monarchie n’est plus un tabou avec l’entrée de deux membres de sa famille au sein du gouvernement.
La dynastie salomonide, que l’on croyait reléguée aux livres d’histoire, demeure un horizon, un mythe fondateur — et peut-être, demain, une solution politique. Comme si le Lion de Juda, jamais domestiqué, observait encore, silencieusement, l’avenir d’une Éthiopie en quête de stabilité.