Prince, héros, martyr : l’histoire interdite de Folke Bernadotte
Prince, héros, martyr : l’histoire interdite de Folke Bernadotte
Premier médiateur de l’ONU, le comte Folke Bernadotte sauva des milliers de déportés avant d'être la victime tragique de son idéalisme et de la realpolitik au Proche-Orient. Un nom dont les actions et les propositions résonnent encore aujourd’hui.
Né en 1895 à Stockholm, Folke Bernadotte porte dans ses veines le sang d'une dynastie aux origines françaises. Son père, le prince Oscar, fils du roi Oscar II de Suède, avait été contraint de renoncer à ses droits dynastiques pour épouser par amour Ebba Munck af Fulkila, une dame d’honneur. Cette union morganatique force ses parents à s’exiler hors de ce royaume viking. C’est grâce au Grand-duc Adolphe de Luxembourg, son oncle, que le prince conserve son rang. Le monarque octroie à ce descendant du maréchal Bernadotte, fondateur de cette maison qui règne toujours sur la Suède, les titres de prince Bernadotte et comte de Wisborg en 1892.
Cavalier de formation, major de cavalerie en 1918, Folke Bernadotte conjugue dès ses jeunes années discipline militaire et ouverture internationale, notamment lors d’expositions universelles où il représente la Suède. Mais son identité profonde se forge ailleurs : dans le scoutisme, dont il prend la direction en 1937. À ses yeux, le service, la discipline et l’éducation de la jeunesse sont les clés d’une société meilleure.
Le diplomate de la Croix-Rouge
Lorsque la Seconde Guerre mondiale éclate, Folke Bernadotte décide de s’engager au sein de la Croix-Rouge suédoise. La neutralité de son pays lui ouvre des portes inaccessibles à d’autres. En 1945, en tant que médiateur, il entre en contact direct avec Heinrich Himmler, chef de la SS. Celui-ci, aux abois, tente de négocier par son intermédiaire une capitulation sélective aux Anglo-Américains pour continuer le combat contre l’URSS. Londres et Washington rejettent la proposition, mais Bernadotte entre dans l’histoire en organisant l’opération des « bus blancs ».
Ces convois, peints en blanc et ornés de croix rouges, sillonnent l’Allemagne nazie à la fin de la guerre pour extraire près de 15 000 déportés, principalement scandinaves mais aussi français et polonais, vers la Suède. Pour des milliers d’hommes et de femmes, ce fut la vie sauve. Pour l’opinion publique internationale, le comte Bernadotte devint un héros.
Mais l’histoire est plus complexe que les gloires d’un conflit écrites par les vainqueurs. Des recherches ultérieures ont montré que ce sauvetage s’était accompagné de choix douloureux pour le comte Bernadotte et qu’il a préféré taire pour ne pas entâcher sa légende : pour libérer les prisonniers scandinaves, d’autres détenus – malades, épuisés, souvent français ou russes – furent déplacés vers d’autres camps, où beaucoup moururent. Comme l’écrit l’historien britannique Hugh Trevor-Roper en 1953 : « Son propre travail avait été parfaitement honorable. Pourquoi a-t-il cru nécessaire de magnifier aussi peu scrupuleusement son rôle ? La vanité personnelle peut-être ; la politique suédoise sans doute. ».
La mission impossible en Palestine
En mai 1948, l’État d’Israël est proclamé unilatéralement prenant de court les Britanniques qui gèrent ce territoire. La jeune nation est vite contestée dans sa légitimité d’exister par les états arabes qui l’entoure. Une guerre larvée s’installe, les incidents se multiplient, les tensions s’accroissent entre hébreux et musulmans, les armes et les canons s’expriment. L’Organisation des Nations unies (ONU) a pourtant négocié avec les parties en présence la création d’un état juif, un autre en faveur des Palestiniens et la mise en place d’une zone internationale autour de Jérusalem, la ville sainte revendiquée à la fois par les deux populations que tout éloigne et rapproche en même temps.
L’ONU décide d’envoyer un médiateur : Folke Bernadotte, auréolé de son prestige humanitaire. Il devient ainsi le premier médiateur officiel de l’histoire des Nations unies. Sa mission : obtenir un cessez-le-feu, organiser le partage de la Palestine et régler la question des réfugiés. Dès son arrivée, il se heurte à l’intransigeance des deux camps. Le 27 juin, il propose un plan audacieux :
Un État juif réduit à la Galilée, soit 20 % du territoire au lieu des 55 % prévus par l’ONU ;
L’intégration de la Cisjordanie et du Néguev à la Transjordanie ; futur royaume de Jordanie
L’internationalisation de Jérusalem et Bethléem ;
Le retour ou l’indemnisation des réfugiés arabes.
Un projet équilibré sur le papier, mais rejeté par tous. Les Arabes refusent toute partition. Les sionistes dénoncent une menace mortelle pour Israël, le lobby anglo-saxon fera le reste. La presse israélienne mène contre lui une violente campagne. En septembre suivant, Folke Bernadotte formule un second plan, insistant sur le retour des réfugiés palestiniens : « Ce serait offenser les principes élémentaires que d'empêcher ces innocentes victimes du conflit de retourner à leur foyer, alors que les immigrants juifs affluent en Palestine. », déclare le comte. Ces mots scellent son sort.
La légende brisée par un attentat
Le 17 septembre 1948, alors qu’il circule en convoi diplomatique avec le colonel français André Sérot, chef des observateurs onusiens, il est intercepté dans le quartier de Katamon par une jeep du groupe paramilitaire Lehi. Ses membres, déguisés en soldats israéliens, ouvrent le feu à bout portant. Folke Bernadotte est tué de six balles, Sérot de dix-huit. Le convoi, pourtant arborant les drapeaux de l’ONU et de la Croix-Rouge, était sans défense.
Ce meurtre avait été décidé par le haut commandement du Lehi, où siégeaient notamment Yitzhak Shamir, futur Premier ministre (1983-1984 et 1986-1992) et fervent défenseur du Grand Israël. L’exécutant, Yehoshua Cohen, devint par la suite…le garde du corps personnel de David Ben Gourion, artisan et père de l’indépendance d’Israël.
L’émotion est mondiale. L’ONU condamne, les capitales occidentales s’indignent. Mais très vite, la realpolitik reprend ses droits. Le Lehi est dissous, certes, à la suite de cet attentat mais ses membres amnistiés. Certains feront carrière politique, comme Nathan Yalin Mor, élu à la Knesset dès 1949. L’assassinat d’un diplomate de l’ONU demeure impuni, démontrant déjà ainsi les premières faiblesse d’une organisation fondée pour prévenir les conflits.
Mémoire effacée, héritage persistant
Les propositions du comte Bernadotte, publiées trois jours après sa mort, préfiguraient nombre des débats contemporains : statut international de Jérusalem, droit au retour des réfugiés palestiniens, équilibre territorial, solution à deux états. Son successeur, Ralph Bunche, obtint en 1949 un cessez-le-feu à Rhodes, qui lui valut le prix Nobel de la paix. Folke Bernadotte, lui, sombra dans l’oubli, laissant derrière lui 4 enfants nés de son mariage en 1928 avec Estelle Romaine Manville.
Longtemps, Israël refusa toute responsabilité. Ce n’est qu’en 2018 qu’un musée du ministère de la Défense assuma le rôle du Lehi dans son assassinat, justifiant l’acte comme un « choix vital » pour l’État juif. L’historien Jean-Pierre Filiu résumera alors cette déclaration ainsi :« Aujourd'hui, c’est dans l’indifférence générale qu’Israël assume la responsabilité du meurtre du premier diplomate chargé de régler pacifiquement le conflit israélo-arabe. ».
Alors que le conflit israélo-palestinien fait toujours l’actualité avec ses multiples rebondissement tragiques de part et d’autre, que Jérusalem demeure une capitale disputée et que la question des réfugiés reste explosive, que la bande de gaza fait face à un désastre humanitaire, son nom résonne comme un avertissement. Se souvenir de Folke Bernadotte, c’est rappeler que la paix exige du courage, mais aussi que ceux qui s’y consacrent risquent parfois leur vie. Le roi Carl XVI Gustav de Suède ne s’y est pas trompé en rendant hommage, le 21 septembre 2025, à son parent dans les locaux de l’ONU dont l'assemblée a été réunie afin de reconnaître l'existence et l'indépendance de l'état Palestinien. Non sans vifs débats tant la question divise.
Lui qui croyait qu’un dialogue pouvait apaiser la haine fut fauché par elle. Sa mémoire, pourtant effacée des grands récits, réapparaît chaque fois que le Proche-Orient brûle : comme un rappel cruel que sans compromis, la paix sur la Terre promise ne sera qu’un mirage constellé de vains espoirs.