Le prince Alexandre Troubetskoï, un destin d’exil et de fidélité
Le prince Alexandre Troubetskoï, un destin d’exil et de fidélité
Figure importante de l'aristocratie blanche de Russie installée en France, patriote et monarchiste convaincu, le prince Alexandre Alexandrovitch Troubetskoï a rendu son dernier souffle.
Le prince Alexandre Alexandrovitch Troubetskoï s’est éteint à l’âge de 78 ans, le 30 juillet 2025. Avec lui disparaît l’un des derniers témoins directs de l’émigration aristocratique blanche, cet exil forcé qui vit les plus anciennes familles russes s’enraciner loin de leur terre, tout en demeurant, par le cœur et l’esprit, profondément russes.
Descendant des prestigieuses lignées Troubetskoï et Golitsyne, le prince, né à Paris mais toujours tourné vers la Russie, incarna toute sa vie cette fidélité transgénérationnelle, entre nostalgie monarchique et engagement public.
Les Troubetskoï : mille ans d’histoire princière
La maison Troubetskoï, l'une des plus illustres de la noblesse russe, plonge ses racines au XIIIe siècle dans la lignée des Rurikides. Son nom dérive de la ville de Troubetsk, aux confins de l'actuelle Biélorussie. Dès le XVIe siècle, les Troubetskoï servent avec éclat l’Empire des Romanov, fournissant des généraux, des diplomates, des gouverneurs, des intellectuels.
Au XIXe siècle, la figure du prince Serge Troubetskoï (1790-1860), franc-maçon, décembriste et exilé en Sibérie, marque les mémoires et l’histoire russe. Un autre illustre aïeul, Dmitri Troubetskoï, joua même un rôle décisif dans la libération de Moscou des Polonais en 1612 et fut un temps pressenti comme tsar au sortir du Temps des Troubles. Trône qu’il refusa pour prendre en lieu et place le titre de de duc (derjavets) d Chenkoursk. Plus proche de nous, le philosophe Evgueni Troubetskoï (1863-1920), grand-père du prince Alexandre, fut l’un des penseurs orthodoxes les plus influents du début du XXe siècle.
Côté féminin de la dynastie, la princesse Sophie Troubetskoï (1836-1896) fut une des personnalités du Second Empire. Épouse du duc de Morny, demi-frère de Napoléon III, de 26 ans son ainé, elle fut la mère de 4 enfants dont l’extravagante et lesbienne revendiquée, Mathilde de Morny (1863-1944), amante de la célèbre Colette. Légitimiste assumée, femme de caractère, Sophie Troubetskoï faisait peu de cas de l’Empereur des Français et tenait dans Paris, un salon réputé où passèrent tous les artistes les plus en vogue du moment. Remariée au duc d’Albuquerque, elle complota avec succès pour que les Bourbons d’Espagne retrouvent leur trône en 1875.
Lors de la Révolution russe de 1917, le prince Pierre Troubetskoï (1873-1930) s'engage dans le défense du Tsarisme. Diplomate chevronné, il rejoindra le gouvernement russe blanc du général Wrangel avant de devoir quitter la Crimée en 1920 et s’installer en France. Leur nom inspire le respect au sein de la diaspora russe qui regarde cette maison avec fascination. « Être noble est à la fois un honneur et, surtout, une immense responsabilité. Les nobles doivent toujours être un exemple de décence et ne pas laisser le nom de leurs ancêtres être terni par un comportement irresponsable. Mes parents ont toujours dit que l'héritage d'un nom noble permet à chacun de regagner cet honneur par son comportement personnel », expliquait d’ailleurs le prince à propos de son arbre généalogique éloquent.
L’exil blanc : une famille déracinée
Né à Paris le 14 mars 1947, Alexandre Alexandrovitch est le fils du prince Alexandre Evguenievitch Troubetskoï (1892–1968), officier de l’armée blanche ayant combattu dans les rangs des générux Denikine et Wrangel. Il participe même à plusieurs missions de sauvetage du Tsar Nicolas II et de sa famille. Défait, l’ancien aristocrate déchu fuit la Russie bolchévique pour se réfugier en Turquie puis en France comme bon nombre de ses familiers, où il vit modestement, travaillant comme chauffeur et conducteur de tramway. La grandeur passée laisse place à une dignité discrète.
Sa mère, Alexandra Mikhaïlovna Golitsine, descend-elle aussi d’une dynastie séculaire. Petite-fille du maire de Moscou, elle fuit l’URSS en 1931 après l’exil de son premier mari, l’officier Gueorgui Osorgine, aux îles Solovki. Mariée en secondes noces au prince Troubetskoï, elle élève Alexandre dans le souvenir fervent de la Russie impériale. Le foyer parle russe, transmet les traditions orthodoxes et les récits familiaux comme des reliques.
C’est dans ce modeste appartement parisien, que le prince Alexandre va grandir entre histoire et musique. Élève d'une école russe, il se passionne pour le piano, puis la balalaïka. Avec un ensemble folklorique, il tourne même en Espagne et en Belgique. Mais l’enfance cède vite à l’exigence du monde : incorporé dans l’armée française (16 mois), il sert dans un bataillon de chasseurs en Allemagne de l’Ouest, commandant une unité de mortiers. « Mon père écrivit au commandant pour lui dire de ne pas m’épargner », assurait-il avec fierté.
Pour autant, il n’oublie pas sa patrie d’origine. « Tu es né en France et ta patrie est la France, le pays qui nous a accueillis. Mais n’oublie pas que ta patrie est la Russie. », lui rappelait régulièrement sa mère, confiait-il dans une récente interview. « Lorsque j'ai été appelé sous les drapeaux, j'ai eu la possibilité de suivre une formation pour obtenir le grade d'officier. Mais j'ai refusé. C'était l'apogée de la guerre froide (1967-1968), et j'ai écrit dans le questionnaire que si une guerre éclatait soudainement, j'aimerais être envoyé sur un autre front, mais pas contre la Russie. C'était naïf, car en cas de guerre, personne ne prendrait mon avis en compte. Mais cela témoigne de l'approche de presque tous les émigrés, notamment les militaires, comme mon père. Ils sont restés de fidèles patriotes de la Russie et en même temps de farouches ennemis du système soviétique « expliquait encore le prince Troubetskoï.
Il épousera la princesse Ekaterina Nieberidze (née en 1958 avec laquelle il aura 4 enfants : Alexandre (né en 1980), Ksenia (née en 1982), Vladimir (né en 1985) et Nikolaï (né en 1991).
L’homme d’affaires entre Orient et Russie, un monarchiste convaincu
Après son service, Alexandre Troubetskoï commence sa carrière en 1968 dans un chantier naval à Nantes. Il gravit les échelons jusqu’à devenir directeur adjoint. Très vite, il s’oriente vers le secteur énergétique et multiplie les missions à l’étranger : Irak, Syrie, Liban, Extrême-Orient… Pris un jour en otage par des Kurdes qui le prennent pour un espion soviétique, il garde de ces années des souvenirs de tensions et d’engagement.
Entre 1975 et 1994 il travaillera pour le groupe Thomson. Sa parfaite maîtrise du russe en fait un atout pour les échanges commerciaux avec l’URSS. Après la chute du mur, il collabore avec Gazprom et son président Rem Vyakhirev. Promoteur de projets industriels, il plaide notamment pour transformer le kraï de Krasnodar en capitale viticole de la Russie. À la croisée des mondes, il reste un passeur entre l’Europe et une Russie renaissante.
Mais derrière l’homme d’affaires, il y avait le monarchiste. Fidèle aux idéaux de ses ancêtres, Alexandre Troubetskoï s’engagea activement dans les associations russes à l’étranger. Il dénonça à plusieurs reprises la russophobie ambiante en Europe et multiplia les interventions publiques en faveur d’un retour aux racines historiques de la Russie. Son patriotisme intransigeant ne sombra jamais dans la nostalgie amère : il fut un homme de dialogue, de transmission, d’espérance. Son témoignage, souvent sollicité, fut même évoqué par Alexandre Soljenitsyne. Il racontait comment ses parents lui disaient : « Même si nous ne vivons pas en Russie, nous sommes Russes. » Une phrase qu’il répéta à ses propres enfants, comme un viatique.
Une perte pour la dispaora russe en France
Président de l'association « Alliance franco-russe » et soutien de la réunification de l'Église orthodoxe russe et de l'Église orthodoxe russe hors frontières, il avait été nommé professeur honoraire de l'Université d'État de Moscou. « Le prince Alexandre Alexandrovitch Troubetskoï était un homme remarquable, profondément religieux et entièrement dévoué à la Russie, qui se souciait profondément de son sort. Il a beaucoup contribué à renforcer la loyauté envers la patrie d'une partie importante de la diaspora russe en Europe, pour qui sa voix était influente et autoritaire », a déclaré l'archiprêtre Nikolaï Balachov à RIA Novosti, à l’annonce de son décès qui a fait également l’objet d’un communiqué par l’Ambassade de Russie en France et de nombreux articles en Russie. Il y a quelques jours, il avait été admis en urgence dans un hôpital de Moscou suite à des complications liées à une pneumonie.
Enterré en Russie, selon ses vœux les plus chers, le prince Alexandre Troubetskoï rejoint enfin la terre qu’il n’avait jamais cessé d’aimer. Si sa vie s’est déroulée entre Paris, Beyrouth, Bagdad ou Moscou, c’est bien dans l’histoire pluriséculaire de la Russie qu’elle s’inscrit. Témoin d’un monde disparu, ambassadeur d’une mémoire vivante, il aura incarné jusqu’au bout la fidélité d’une lignée à son pays. « C’est une perte irréparable… La place du prince Alexandre Troubetskoï dans le mouvement de la Diaspora laisse un immense vide », a déclaré Mikhaïl Drozdov, président du Conseil mondial de coordination de la disapora russe.
Loin d’être un vestige du passé,le prince Alexandre Troubetskoï fut le chaînon d’une continuité. Une âme russe en exil, revenue au bercail.