Un demi-siècle après l’indépendance, le roi Willem-Alexander des Pays-Bas est revenu là où l’Histoire accuse encore. Entre mémoire, colère et diplomatie, la monarchie néerlandaise a joué au Suriname l’une de ses séquences les plus sensibles.
Pour la première fois depuis près d’un demi-siècle, un souverain néerlandais a foulé le sol du Suriname. Ce déplacement de jours du roi Willem-Alexander, 58 ans, et de la reine Máxima, 54 ans, dans cette ancienne colonie hollandaise, à l’occasion du 50ᵉ anniversaire de l’indépendance du pays, n’a rien d’un simple geste protocolaire. C’est un acte politique lourd de sens, un moment de vérité historique, où la monarchie néerlandaise accepte, une nouvelle fois, de regarder en face l’héritage de l’esclavage.
Arrivé le 1er décembre 2025 à Paramaribo, pour un voyage de 3 jours, le souverain a posé dès le lendemain les termes du débat :« Nous n’éluderons pas l’histoire, ni ses aspects douloureux, comme l’esclavage. ». Une déclaration sobre mais lucide, dans un pays où la mémoire de la traite, de la servitude et de la domination coloniale demeure à vif.
L’esclavage, socle oublié de « l’âge d’or » néerlandais
Peu de nations européennes ont autant bénéficié de l’économie esclavagiste que les Provinces-Unies. Entre le XVIᵉ et le XVIIᵉ siècle, ce que l’on nomme encore « l’âge d’or » néerlandais — prospérité commerciale, puissance navale, foisonnement artistique — s’est en partie bâti sur la déportation d’environ 600 000 Africains, envoyés vers l’Amérique du Sud et les Caraïbes.
Au Suriname, l’esclavage a été officiellement aboli le 1er juillet 1863, mais la réalité a été plus cruelle encore : les anciens esclaves ont du rester sous un régime de travail forcé jusqu’en 1873, au terme d’une « période de transition » de dix ans. Une liberté différée, conditionnelle, contrainte à laquelle « l’engagisme » va se substituer. Des centaines de milliers d’Indiens viennent s’installer dans la colonie afin de pallier au manque d’œuvre dans des conditions quasi-similaires que celle des esclaves. Il faudra encore attendre 1975 avant que le Suriname accède à la pleine indépendance après trois décennies d’autonomie sous férule de La Haye et ne sombre dans les tensions ethnico- politiques.
En 2023, une étude est venue briser le dernier vernis d’innocence qui protégeait les monarques bataves : elle a établi que la famille royale néerlandaise avait perçu l’équivalent de 545 millions d’euros actuels entre 1675 et 1770 grâce aux colonies esclavagistes. Les ancêtres directs du roi — Guillaume III, Guillaume IV et Guillaume V — figurent parmi les bénéficiaires majeurs de ce système, qualifié « d'implication délibérée, structurelle et de longue date » de l’État dans l’esclavage.
Willem-Alexander et la reine Máxima ont rencontré à huis clos des représentants des descendants d’esclaves, des communautés autochtones et des peuples traditionnels. Mais la polémique n’a pas tardé à éclater : un groupe d’Afro-Surinamiens a dénoncé l’absence de dépôt de gerbe au monument de l’abolition de l’esclavage à Paramaribo, y voyant une occasion manquée. Ce détail en dit long. À l’heure de la repentance officielle, chaque geste compte, chaque omission est jugée, interprétée, politisée, d'autres y verront une prise en otage de l'institution royale par des groupes de pressiop.
Des excuses tardives, mais désormais assumées
Longtemps, la monarchie est restée prudemment en retrait de ce dossier explosif. Le tournant est venu en décembre 2022, lorsque le Premier ministre Mark Rutte a présenté, au nom de l’État néerlandais, les excuses officielles des Pays-Bas pour l’esclavage. Un geste historique, salué mais jugé tardif. Un an plus tard, en 2023, le roi Willem-Alexander franchissait à son tour un seuil symbolique majeur en présentant des excuses royales personnelles, reconnaissant la responsabilité morale de la Couronne dans ce passé.
Et dès 2022, un signe concret avait frappé l’opinion : le souverain annonçait qu’il renonçait définitivement au carrosse doré, utilisé lors des grandes cérémonies, en raison des scènes coloniales et esclavagistes ornant ses flancs. Une décision sans précédent, perçue comme l’abandon public d’un symbole devenu toxique.La visite au Suriname s’inscrit donc dans cette trajectoire de rupture progressive avec le déni mémoriel.
Le roi a rencontré la présidente surinamaise Jennifer Geerlings-Simons, héritière politique du Parti national démocratique, longtemps dominé par l'ombre de l’ancien dictateur Desi Bouterse, auteur d'un putsch en 1975. Les relations entre La Haye et Paramaribo restent marquées par les cicatrices de la dictature militaire, notamment après les exécutions de 1982, puis par le retour de Bouterse au pouvoir de 2010 à 2020. Aujourd’hui encore, le Suriname demeure fragile politiquement. Mais un nouvel espoir émerge : la récente découverte de vastes réserves pétrolières offshore pourrait transformer l’avenir économique du pays.
Dans ce contexte, les paroles du roi prennent un relief stratégique : « Les Pays-Bas souhaitent approfondir leurs liens avec le Suriname sur la base de l’égalité et du respect mutuel. Construire un avenir commun n’a de sens que si nous prenons en compte les fondements sur lesquels nous nous appuyons. Ces fondements, c’est notre passé commun. ». Autrement dit, la repentance n’est pas ici qu’un exercice moral : elle devient un outil diplomatique. En choisissant de ne « pas éluder » l’esclavage, le roi Willem-Alexander engage sa monarchie dans une nouvelle ère : celle d’une Couronne consciente que la légitimité au XXIᵉ siècle ne se fonde plus uniquement sur la tradition, mais aussi sur la vérité, la responsabilité et la capacité à réparer — fût-ce symboliquement.
Reste désormais une question brûlante, que la population surinamaise n’a pas oubliée : après les excuses, viendront-elles un jour, ces réparations que la Couronne refuse d’évoquer à ce jour et que les associations de mémoire réclament régulièrement ?
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