Dans l’Italie d’aujourd’hui, la mémoire de la Maison de Savoie continue de susciter débats et émotions. Entre devoir de mémoire et fidélité familiale, deux héritiers — le prince Aimone de Savoie-Aoste et son cousin Emmanuel-Philibert de Savoie — confrontent leurs visions de l’histoire, dans un échange rare où se mêlent dignité, blessures anciennes et quête de réconciliation.
Dans les couloirs feutrés de la Casa Savoia, les échos du passé résonnent encore. Entre souvenirs glorieux, blessures de l’exil et débats sur la mémoire, deux héritiers se répondent aujourd’hui par presse interposée. Le prince Aimone, duc d’Aoste, et son cousin Emmanuel-Philibert de Savoie livrent, chacun à leur manière, leur vision du rôle et de la responsabilité d’une dynastie qui a façonné l’unité italienne avant de disparaître dans la tourmente de 1946.
Un héritier discret mais ferme : le prince Aimone prend la parole
Homme de son temps, mais enraciné dans la tradition, le prince Aimone de Savoie-Aoste, 58 ans ans n’accorde que rarement des interviews. Directeur des affaires institutionnelles chez Pirelli, formé à la Bocconi et à JP Morgan, il conjugue carrière internationale et sens du devoir familial. Dans ses propos au Corriere della Sera, il s’efforce de rétablir certaines vérités historiques après les déclarations de son cousin Emmanuel-Philibert sur la naissance de la République italienne et les années sombres du fascisme.
« Mon grand-oncle Amédée critiquait ouvertement Mussolini et les lois raciales », rappelle le duc d’Aoste. Une précision destinée à laver l’honneur d’une branche souvent tenue à distance du pouvoir, mais injustement associée aux compromissions du régime. Aimone, en homme mesuré, ne nie pas la complexité de l’époque : « La République est née dans une période très compliquée », concède-t-il, tout en soulignant qu’en 1946, près de la moitié des Italiens restaient attachés à la monarchie.
Son ton se fait plus grave lorsqu’il évoque le roi Umberto II, dernier souverain d’Italie, contraint à l’exil. « Son départ fut un geste d’amour pour l’Italie, afin d’éviter un bain de sang. ». Une fidélité à la Patrie que le prince Aimone perpétue à sa manière : officier de marine, il a servi la République italienne « par devoir », estimant que « l’histoire de l’Italie ne peut être comprise sans celle de la monarchie ». Au-delà de la controverse historique, c’est une douleur familiale qu’exprime Aimone : celle d’une fracture entre deux branches qui, depuis des décennies, peinent à trouver la paix. « J’ai tenté la médiation », confie-t-il, « mais j’ai sans doute perdu mon temps. ». Pour lui, les querelles de titres et de préséance n’ont plus lieu d’être. Il appelle à « redéfinir le rôle de la Maison de Savoie non plus en disputant des héritages imaginaires, mais en préservant la mémoire historique ».
Marié depuis 2008 à la princesse Olga de Grèce, fille du roi Michel de Grèce, Aimone transmet à ses enfants le respect d’un nom et l’amour du Piémont. « Je veux leur apprendre que l’histoire de la monarchie italienne, malgré ses ombres, fut aussi une aventure d’unification et de dévouement. », assure le duc d'Aoste.
Emmanuel-Philibert répond : « Ne vénérons pas les cendres, faisons vivre la mémoire »
Quelques jours plus tard, Emmanuel-Philibert, fils du prince Victor-Emmanuel et petit-fils du roi Umberto II, 53 ans, a répondu avec hauteur mais sans animosité. « Se relire et se mesurer à sa propre histoire familiale, même quand cela signifie rouvrir des blessures, est un acte sain », écrit-il, citant sa grand-mère, la reine Maria José (1906-2001), née princesse de Belgique. Pour lui, défendre la mémoire des Savoie ne signifie pas « entretenir les cendres », mais « raviver les braises du souvenir pour mieux comprendre ».
Le prince, père de deux filles, qui a grandi en exil, revendique avoir été le premier de la lignée à affronter publiquement le passé, notamment celui de Victor-Emmanuel III et de son rôle pendant le fascisme. Il rappelle que la responsabilité historique du roi différait de celle des Aoste : « Victor-Emmanuel III portait la charge constitutionnelle, tandis que la branche cadette avait plus de liberté. »
Sans s’enfermer dans la polémique, Emmanuel-Philibert appelle à une réconciliation : « J’espère que nous pourrons reprendre le fil du dialogue. ». Et de conclure : « La vraie noblesse consiste à servir, non à se complaire dans les privilèges. Notre nom doit unir, non diviser. ».
La branche d’Aoste, l’autre visage de la Maison de Savoie
La branche d’Aoste constitue l’une des plus illustres lignées cadettes de la Maison de Savoie, forgée dans le sillage du Risorgimento. Elle naît en 1845 avec la création du titre de duc d’Aoste, conféré par le roi Victor-Emmanuel II à son deuxième fils, le prince Amédée. Celui-ci, militaire de formation et esprit libéral, fut élu roi d’Espagne en 1870 sous le nom d’Amédée Ier, à une époque où la monarchie ibérique cherchait à se stabiliser après la chute des Bourbons. Son règne, bref mais empreint de dignité, s’acheva en 1873 avec son abdication, contraint par la tourmente politique madrilène. De retour en Italie, il conserva son titre ducal, fondant ainsi une lignée appelée à jouer un rôle singulier dans l’histoire italienne.
Ses descendants, héritiers d’un sens aigu du devoir, se sont illustrés dans la carrière militaire et diplomatique. Le deuxième duc d’Aoste, Emmanuel-Philibert (1869-1931) devint une figure légendaire de la Première Guerre mondiale. Commandant de la IIIᵉ armée italienne, il symbolisa la résistance héroïque de l’Italie face à l’Empire austro-hongrois. Admiré pour sa droiture et son courage, il fut honoré du titre de maréchal d’Italie et inhumé avec solennité au mémorial de Redipuglia, aux côtés de ses soldats.
Son fils, le troisième duc, Amédée d’Aoste (1898-1942), poursuivit cette tradition de service. Vice-roi d’Éthiopie après la conquête italienne de 1936, il s’opposa fermement à certaines décisions du régime fasciste, notamment aux lois raciales de 1938. Capturé par les Britanniques pendant la Seconde Guerre mondiale, il mourut en captivité en 1942, laissant l’image d’un prince courageux et fidèle à son pays. Son frère Aimone (1900-1948) qui lui succède sera nommé roi de Croatie, un trône qu'il n'ocupera jamais. Son fils unique, Amédée (1943-2021) devient prétendant au trône d’Italie en 2006 face au père du prince Emmanuel-Philibert, légitime héritier au trône. Poussé par une partie des monarchistes qui ne reconnaissent plus la branche aînée, le prince n’hésite pas à se mettre en avant et prendre la parole. Son héritier, le prince Aimone (né en 1967), actuel duc d’Aoste, incarne aujourd’hui la continuité morale et historique de cette lignée, il s’efforce de concilier vie professionnelle moderne et préservation d’une mémoire familiale ancrée dans l’histoire du Piémont et de l’unité italienne.
Si la branche d’Aoste s’est souvent trouvée en marge des disputes dynastiques opposant les descendants d’Umberto II, elle a toujours revendiqué une approche plus sobre et institutionnelle de l’héritage royal, fidèle à une idée de la monarchie fondée sur le service, la discrétion et l’honneur. Dans leurs divergences, Aimone et Emmanuel-Philibert révèlent finalement une même préoccupation : celle de ne pas laisser l’histoire de leur famille se fossiliser. L’un parle avec la rigueur d’un homme d’affaires devenu gardien d’une mémoire piémontaise, l’autre avec la liberté d’un prince exilé revenu au pays.
Tous deux incarnent les deux visages d’une dynastie dont l’héritage continue de susciter fascination et débat. Entre raison et nostalgie, les Savoie demeurent, pour beaucoup d’Italiens, un symbole de continuité nationale. Et si le trône a disparu, la discussion passionnée qu’il inspire reste, elle, bien vivante.
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