La princesse Yasmine Murat « Sur les traces de l’émir Abdelkader »
La princesse Yasmine Murat « Sur les traces de l’émir Abdelkader »
Alors que les tensions mémorielles entre la France et l’Algérie continuent d’empoisonner le débat public, l’histoire de Napoléon III et de l’émir Abdelkader rappelle qu’un autre chemin fut jadis emprunté : celui de l’estime, de la réconciliation, et de l’universalisme comme le rappelle la princesse Yasmine Murat, épouse du prince Joachim Murat, descendant du maréchal du même nom.
Le 14 juin 2025, le château d’Amboise a organisé un événement intitulé « Sur les traces de l’émir Abdelkader ». Parmi les intervenants, la princesse Yasmine Murat qui a rappelé l’importance de cette figure indissociable de l’histoire franco-algérienne.
Napoléon Ier jette les jalons d’un pont entre Orient et Occident
Pour comprendre la singularité du lien entre Napoléon III et l’émir Abdelkader (parfois écrit Abd el-Kader), il faut d’abord remonter à l’héritage du Premier Empire. Général du Directoire, Napoléon Bonaparte est désigné pour mener la campagne d’Egypte, décidée dans le plus grand secret dans le double but de couper la route aux Anglais et d’éloigner un officier trop ambitieux pour le nouveau gouvernement de la République.
Aux multiples victoires (notamment celle des Pyramides contre les Mamelouks en 1798 ) dans cette province ottomane, s’ajoute celle des découvertes de nombreux scientifiques et archéologues qui accompagnent le brillant officier corse. Très rapidement, Napoléon Bonaparte met en place les jalons d’une administration tout en prenant soin de respecter l’autorité des notables locaux. Peut-être songe-t-il même à s’établir et créer son propre royaume loin des tumultes d’une France qu’il regarde de haut. L’histoire en décidera finalement autrement. L’ancien élève d’Autun se prend de passion pour l’Islam dans tout ce que cette religion comporte de politique.
« Il assiste aux fêtes religieuses, protège les mosquées, et adopte un discours conciliant envers les oulémas. Il va jusqu’à se donner le surnom d’« Ali Bonaparte » pour se rapprocher de ses interlocuteurs musulmans », rappelle la princesse Yasmine Murat dans une conférence qu’elle a effectué au château d’Amboise. Une période qui va considérablement marquer le futur souverain. « Sur l’île de Sainte-Hélène, dans ses derniers moments, Napoléon Ier confie avec une pointe de regret qu’il aurait pu — ou aimé — être « l’empereur des Arabes », rêvant d’unir l’Orient et l’Occident sous une même bannière civilisatrice. « Cet imaginaire orientaliste, mêlé d’admiration et de stratégie, marquera profondément la vision de Napoléon III à l’égard du monde arabe et de l’islam », renchérit la princesse de Pontecorvo face à ses interlocuteurs.
La rencontre d’Amboise : une décision politique, un acte moral
Cette approche, où se mêlaient stratégie politique et sincère fascination pour l’Orient, marque durablement l’esprit de son neveu. Napoléon III, nourri de saint-simonisme et de romantisme oriental, rêve lui aussi d’unir les mondes méditerranéens sous l’égide d’une France protectrice, non dominatrice.
Lorsque Louis-Napoléon Bonaparte accède à la présidence de la République en 1848, l’émir Abdelkader (1808-1883) est enfermé au château d’Amboise, avec sa famille, ses proches et ses serviteurs. Héros de la résistance à la conquête française lancée sous le règne de Charles X (censé redorer le blason de la monarchie sous des airs de fausse croisade) puis achevée sous celui du roi Louis-Philippe Ier, il avait pourtant accepté de déposer les armes en échange d’un exil honorable dans l’Empire ottoman — promesse non tenue par les autorités françaises.
Contre l’avis de son gouvernement et d’une Assemblée hostile à toute clémence envers un « ennemi de la France », Napoléon III va pourtant tout faire pour obtenir sa libération. Il entre en contact avec celui qui véritablement régné sur un royaume, premier territoire algérien indépendant (1832-1847) par l’intermédiaire du colonel Boissonet, adoucit ses conditions de détention, et finit par signer le décret de libération en octobre 1852, à la veille de son coup d’État. Ce geste, qui aurait pu lui coûter politiquement, est d’abord un choix personnel et humaniste. Il voit en Abdelkader un prince d’honneur, un érudit, un homme de foi. Mieux : un alter ego oriental.
De là naît une relation de confiance, rare pour l’époque, entre un souverain chrétien et un chef musulman.
L’émir, hôte de France et passeur entre deux mondes
Loin d’être relégué à la marge, l’émir Abdelkader est accueilli avec les égards dus à un prince. Invité aux Tuileries, à Saint-Cloud, à l’Opéra ou à l’Exposition universelle de 1855, il découvre la puissance industrielle de la France, ses chemins de fer, ses usines, ses innovations. Cet authentique descendant du prophète, par sa fille Fatima, observe sans arrogance, avec une admiration tempérée, mais réelle.
Dans ce parcours, Napoléon III cherche à faire de lui un symbole vivant de l’alliance possible entre deux civilisations. Abdelkader incarne l’Orient éclairé, tolérant, spirituel, en phase avec les idéaux progressistes que l’Empereur souhaite promouvoir. « Il ne s’agit pas d’un exil, mais d’un passage d’un monde à l’autre », écrit un diplomate de l’époque.
En 1855, un navire de guerre escorte Abdelkader vers le Levant. Il s’installe à Damas, avec une dotation annuelle versée par l’État français. Loin de vivre reclus, il devient une figure intellectuelle et morale de la région. En 1860, lors des massacres de chrétiens à Damas par des milices druzes, il se distingue par un acte de bravoure universel : il organise la protection de milliers de civils, musulmans et chrétiens, cache les fugitifs dans sa maison et fait face aux fanatiques. La France, mais aussi l’Europe, saluent cet acte d’une grande tolérance. Napoléon III lui adresse une lettre de félicitations, et l’émir est décoré de la Légion d’Honneur. L’homme d’armes devient un héros de la paix. Il incarne un islam de l’éthique et de la compassion, issu du soufisme, bien loin des clichés européens du temps.
L’idée d’un « Royaume arabe » associé à l’Empire, avec ses propres institutions et une reconnaissance des élites musulmanes, prend forme dès les années 1860. « Je serai empereur des Français et sultan des Arabes », écrit Napoléon III, reprenant à son compte une double légitimité à laquelle il croyait sincèrement. « Dans ce cadre, certaines mesures sont prises en faveur des indigènes comme le Sénatus-consulte de 1863, qui se veut protecteur des droits tribus avec une réorganisation des de leurs terres face à l’avancée économique de la colonisation. Toutefois certains colons s’’opposent à ces dispositions jugées trop favorables pour les indigènes », explique la princesse Yasmine au cours de la conférence à laquelle était présente le prince Jean d’Orléans, chef de la Maison royale de France, également intervenant.
Le projet à ses détracteurs, notamment parmi les colons qui n'acceptent pas de voir les victoires passées, sacrifiées en faveur des vaincus. Le maréchal Mac-Mahon lui-même s'oppose à cette idée, affirmant qu'il faut d'abord sécuriser le pays avant de redonner le pouvoir à ceux que les Français qualifient de «Turcs, Maures ou d'Arabes». Il va s'étioler progressivement au fur et à mesure que le Second Empire doit se reconcentrer sur ses affaires intérieurees. En 1865, Napoléon III songe à établir également un royaume en Syrie. Sur la proposition du général Émile Félix Fleury, le nom d'Abdlekader sera cité. Ici encore, le projet n'aboutit pas.
Des visions politiques convergentes
L’un et l’autre croient à une gouvernance fondée sur la participation du peuple : la choura, consultation coranique, chez l’émir ; le suffrage universel et le référendum chez l’Empereur. Tous deux condamnent l’usure, perçue comme un poison social. Tous deux rêvent de justice sociale : Napoléon III publie De l’extinction du paupérisme dès 1844 ; Abdelkader appelle à l’équité dans ses lettres aux Français. Leurs spiritualités convergent aussi. Ils croient au progrès, non seulement matériel mais moral. Le respect de l’adversaire, le traitement digne des prisonniers, la paix comme horizon, les relient au-delà des confessions.
Dans une lettre adressée au futur président et maréchal Mac-Mahon, Napoléon III défend son projet de « royaume arabe » comme une alternative à la domination coloniale brutale. Il veut moderniser sans humilier, protéger sans soumettre. Charles de Gaulle, un siècle plus tard, ne s’y trompera pas : « Le royaume arabe, c’était une politique arabe, une autre vision. La France aurait pu être la protectrice du monde musulman », confie-t-il en 1960 à Alain Peyrefitte. De l’indépendance obtenue deux ans plus tard, qui continue de déchirer encore deux pays, la France n’avait pourtant pas oublié l’Emir. Dans cette perspective, l’alliance entre Napoléon III et Abdelkader n’est pas un épisode marginal de l’histoire coloniale. Elle reste une alternative esquissée, une tentative avortée de réconcilier l’honneur arabe avec la modernité française. Un projet d’empire spirituel, bien plus que territorial qui, s’il avait été réalisé, aurait permis à l’Algérie et la France de conserver des liens d’amitié et de compréhension mutuelle entre les deux pays
À l’heure où les mémoires franco-algériennes peinent à se rejoindre, « où il faut retrouver une diplomatie apaisée » comme le rappelle le comte de Paris, la relation entre Napoléon III et l’émir Abdelkader offre encore aujourd’hui une lumière d’espérance. Deux figures, deux visions, deux fidélités — à la parole donnée, à l’honneur, à la dignité humaine. Ce dialogue oublié pourrait aujourd’hui nourrir une diplomatie culturelle, fondée non sur les culpabilités réciproques mais sur la reconnaissance des grandeurs partagées.
L’émir Abdelkader, salué en son temps comme un saint musulman et un sage universel, pourrait être ce pont symbolique entre deux nations qui peinent à guérir de leur passé. Il fut, avec Napoléon III, la preuve qu’un autre récit est possible, affirme la princesse Yasmine Murat, héritière d’une histoire où s’entremêlent Orient et Occident avec succès.