Le roi forgé par Franco : ascension, rupture et déclin
Le roi forgé par Franco : ascension, rupture et déclin
Héritier choisi par le général Franco mais artisan de la rupture démocratique, entre la tutelle pesante du Caudillo, les rivalités dynastiques et les intrigues du régime, l’ascension au trône du roi Juan Carlos fut tout sauf évidente. Cette relation ambiguë avec le franquisme, faite de dépendance, de méfiance et de calculs, a façonné non seulement son destin, mais aussi celui de la monarchie restaurée.
Propulsé héritier du Caudillo dans l’Espagne de la dictature, le futur Juan Carlos Ier fut à la fois la créature politique de Francisco Franco et l’artisan de la rupture avec le franquisme. Une relation complexe, faite de méfiances, d’intérêts croisés et d’un pari politique inattendu, qui conditionna la transition démocratique et l’avenir de la monarchie restaurée en 1975.
Une éducation sous la férule franquiste
Lorsque Juan Carlos de Bourbon arrive en Espagne en novembre 1948, accompagné de ses nouveaux précepteurs, un prêtre et un officier de la Garde civil, le prince Juan Carlos n’a que dix ans. L’opération a été minutieusement ordonnée par le général Francisco Franco, soucieux de façonner une figure monarchique qui lui succéderait — mais sous son contrôle. Le Caudillo, victorieux de la guerre civile et maître absolu du pays depuis 1939, entend alors neutraliser le prétendant légitime, Don Juan de Bourbon (1913-1993), jugé trop libéral et trop lié aux monarchistes traditionalistes opposés au régime du fossoyeur de la République jugé répressif et autoritaire. Une régence ne disant pas son nom.
Direction le domaine de Las Jarillas, alors propriété des marquis d'Urquijo. Le général ordonna que huit garçons de son âge, distingués par leurs origines aristocratiques ou leur intelligence, soient choisis pour être les futurs camarades de classe de l'illustre élève. Les élus étaient Alonso Álvarez de Toled (fils du marquis de Valdueza), Carlos de Bourbon-Deux-Siciles (son cousin germain du côté maternel), Jaime Carvajal y Urquij (fils du comte de Fontanar), Fernando Falcó y Fernández de Córdoba (3e marquis de Cubas), Alfredo Gómez Torres de Valence, Juan José Macaya de Catalogne et José Luis Leal Maldonado, qui deviendra plus tard ministre de l'Économie pendant la Transition.
Deux pères, un mentor pour une couronne
Sa première rencontre avec le Caudillo a lieu durant l’hiver 1948. Le futur roi raconte dans ses mémoires « Réconciliation », parues aux éditions Stock (2025), qu’il voit devant un lui un homme dans son « uniforme, droit et qui le fixait ». Le général lui offre un fusil à pompe avec lequel il tuera son premier sanglier. Juan Carlos est un élève qui déçoit quelque peu, turbulent, atteint de dyslexie et incapable de concentrer sur la durée. Loin des salles de classe, les relations entre Franco et Juan de Bourbon se sont détériorées. Elles n’étaient déjà pas au beau fixe dès le début. Le fils du roi Alphonse XIII se pose en prétendant, en opposant du franquisme. Son manifeste publié à l’attention de ses compatriotes a fortement irrité le généralissime (1945). Les rumeurs évoquent même un rapprochement avec les Américains et les Britanniques qui pensent intervenir militairement dans le pays de Cervantès. Un projet rapidement abandonné. Franco n’entend pas céder une once de pouvoir à un homme à qui il a refusé le droit de venir combattre en Espagne durant la guerre civile.
De cet affrontement politique, Juan Carlos avoue qu’il a toujours agit par « fatalisme » face aux nombreux changements « brutaux et inopinés qui lui ont été imposés ». Il tente d’exprimer son mécontentement, tempête. On lui sourit mais nul ne l’écoute. Il est un pion avec lequel on joue, de son propre aveu. Durant l'année scolaire 1953-1954, Juan Carlos obtint son baccalauréat. Il suivit ensuite une formation militaire à l'Académie militaire générale de Saragosse (1955-1957), sous la tutelle d'Alfonso Armada, officier supérieur devenu son second mentor. Il intégra ensuite l'Académie navale militaire de Marín, près de Pontevedra (1957-1958), puis l'Académie générale de l'air de San Javier, près de Murcie (1958-1959). Il termina enfin ses études à l'Université de Madrid, où il étudia le droit politique et international, l'économie et les finances publiques.
Une succession compliquée face aux ambitions des princes
Juan Carlos grandit dans l’ombre du Caudillo et d’un père qu’il va voir que trop peu désormais. Officiellement successeur de Franco, rien n’est acquis pour autant. Exceptés les ambitions des compagnons de lutte qui n’affichent que du mépris pour « Juanito », d’autres princes tentent leur chances comme le prince Charles Hugues de Bourbon-Parme ou même son cousin Alphonse de Bourbon qui épouse la petite-fille du général, Carmen, en juillet 1969. Une animosité entre les deux hommes va longtemps perdurer bien au-delà de l’accession de Juan Carlos au trône bien que ce dernier confesse volontiers que « ne peut dire que du bien [d’Alphonse], toujours amical et respectueux à mon égard » (ce qui ne l’empêchera pas de le priver de son titre de duc de Cadix en 1987-ndlr). On évoque même l’archiduc Otto de Habsbourg. Juan Carlos vient se plaindre directement à Franco de ces complots avant d’être rassuré par son mentor. Puis, vient le temps de l’apaisement. Juan Carlos s’est marié à la princesse Sophie de Grèce, fille du roi Paul Ier. Un véritable mariage d’amour en 1962 qui replace les Bourbons au sein de l’échiquier international des monarchies régnantes et exilées, couronné par la naissance de trois enfants.
La question de la succession de Franco est réglée. Mais, pas celle de la Maison de Bourbon. Juan de Bourbon entend toujours monter sur le trône de son ancêtre Philippe V, petit-fils de Louis XIV. Les tensions vont en s’accroissant entre le père et le fils qui affirme qu’il ne prendra pas la couronne « tant que son père est vivant ». Il voyage, se forme aux arcanes de la diplomatie. Finalement, invoquant la loi de succession de 1947, Franco désigne Juan Carlos comme son successeur au trône en juillet 1969, nomination qui fut ratifiée par le Parlement espagnol peu de temps après. Devant l'Assemblée, le même jour, le jeune prince prêta serment de respecter et de défendre les Lois fondamentales du Royaume et les principes du Mouvement national, c'est-à-dire l'idéologie franquiste.
Quoi qu'il en soit, le comte de Barcelone ne renonça officiellement à ses droits de succession qu'en 1977 au cours d’une cérémonie qui acheva de réconcilier Juan et Juan Carlos.
Juan Carlos, un héritier du franquisme épris de démocratie
Le 9 juillet 1974, Franco est hospitalisé pour une phlébite à la jambe droite. Avant de partir pour l'hôpital, il appela le Premier ministre, Carlos Arias Navarro, et le président des Cortes (Parlement), Alejandro Rodríguez de Valcárcel, afin d'organiser la passation de pouvoir intérimaire au prince. Cependant, deux jours plus tard, Juan Carlos tenta de persuader Arias Navarro d'amener le dictateur à lui céder le pouvoir de façon permanente. Face au refus du Premier ministre, le prince demanda à Franco de ne pas signer le décret de passation. Le 19 juillet, l'état du dictateur s'aggravant, Arias Navarro se rendit à l'hôpital pour obtenir toutefois son accord. Le gendre de Franco, Cristóbal Martínez-Bordiú, tenta de l'empêcher d'entrer dans la chambre du chef de l'État. S’en suivit une dispute mémorable à la porte de la chambre du dictateur. Il y parvint finalement et convainquit le Franco de céder le pouvoir à titre provisoire, provoquant la fureur du marquis de Villaverde et de l'épouse du dictateur, Carmen Polo. Juan Carlos assuma pour la première fois la fonction de chef d'État, à titre intérimaire, marquant ainsi sa volonté de régner. Une revanche pour Juanito et la fin d’une angoisse.
À la suite d’une nouvelle dégradation de l'état de santé de Franco, le 23 octobre 1975, Valcárcel et Arias Navarro se rendirent à nouveau au palais de la Zarzuela pour proposer au prince d'assumer à nouveau la fonction de chef d'État par intérim. Juan Carlos refusa encore une fois, à moins que cette substitution ne soit permanente. Le 30 octobre, Franco fut atteint d'une péritonite. Informé de la gravité de son état par l'équipe médicale qui le soignait, le dictateur ordonna au prince Juan Carlos d'assumer ses fonctions. Juan Carlos, après avoir reçu la confirmation que la maladie du dictateur était en phase terminale, accepta. Il était temps pour lui d’assumer enfin le rôle qui était le sien (Franco décède le 20 novembre suivant) et amener l’Espagne sur le chemin de la démocratie en faisant voter une nouvelle constitution trois ans plus tard. Car, il l’assure, il n'a fait que respecter les vœux du défunt qui lui aurait soufflé : « Altesse, je vous demande une seule chose, maintenez l’unité du pays ». Pour Juan Carlos, « il a eu l’impression que le caudillo lui donnait la liberté d’agir ».
Sans regrets à expier
Durant son règne (1974-2014), ce Bourbon va incarner l’image d’une transition démocratique exemplaire (il échappe à un coup d'état en février 1981)… mais qui va rapidement être instrumentalisée par la suite laissant se créer un culte politique autour de sa personne, toléré par une classe politique paralysée par sa propre dette historique envers lui. Proche des partis politiques, il va régulièrement intervenir dans des dossiers délicats, outrepassant son principe de neutralité (OTAN, relations avec le Maroc, nominations militaires). Ses dernières années de règne sont ternies par des scandales financiers, familiaux alors que la Gauche au pouvoir, menée par de jeunes députés, entend éradiquer tout ce que l’Espagne compte de franquisme. Un héritage politique qui divise encore profondément l’Espagne, que regarde de loin le souverain exilé à Abu Dhabi depuis 2019.
De cette époque, qui conserve ses aficionados, Juan Carlos ne regrette rien. « Je respectais énormément Franco. (…) J’appréciais son intelligence et son sens politique », affirme-t-il dans ses mémoires tout en assurant qu’il ne supporterait pas que l’on dise du mal de Franco en sa présence. Une attitude qui n’a pas manqué de faire réagir le ministre de la Culture, Ernest Urtasun, jugeant « écœurant qu’aujourd’hui encore quelqu’un ose défendre ou justifier le dictateur ». Une confession qui a surpris même le Premier ministre Pedro Sanchez, regrettant que le roi évoque cet amour « presque filial » avec Franco. Juan Carlos Ier reste certes le roi qui a permis à l’Espagne de tourner la page du franquisme. Mais il restera aussi celui qui a jeté l’ombre la plus lourde sur la monarchie depuis son rétablissement. Son règne, commencé comme une promesse démocratique, s’est achevé dans le discrédit. L’histoire ne retiendra que cette ironie aigre : l’homme qui avait sauvé la monarchie l’a ensuite mise en péril par ses propres excès.
Le travail de reconstruction institutionnelle de Felipe VI, aujourd’hui encore inachevé, montre combien les dérives du père ont fissuré durablement la couronne espagnole. Sa « Réconciliation » tant voulue, n’a finalement que le goût de l’amertume pour un homme qui entend que son leg persiste mais selon sa seule version des faits.