La famille Randolph, issue de colons anglais installés en Virginie au XVIIe siècle, a joué un rôle déterminant dans l’histoire des États-Unis. Alliant puissance économique et influence politique, cette lignée aristocratique a donné naissance à des figures majeures qui incarnent encore aujourd'hui les contradictions profondes de la nation américaine.
C’était un des fleurons architecturaux de l’aristocratie sudiste de Louisiane. Dans la nuit du 14 au 15 mai 2025, la demeure de Nottoway Plantation est partie en fumée, victime d’un incendie dont les causes restent encore à déterminer. Longtemps propriété de la dynastie Randolph, elle a incarné le symbole d’une famille dont les racines remontent aux « Pères fondateurs » des États-Unis.
Tout au long de leur règne, les rois Jacques Ier et Charles Ier s’efforcèrent de réconcilier les différents courants existant au sein de l’Église d’Angleterre. Pour les Puritains, des calvinistes réformés, le fait qu’elle suive encore des rites empruntés au catholicisme est la preuve qu’elle peine à se réformer et qu’elle ne respecte pas la théologie protestante. La monarchie devient même à leurs yeux suspects de collusion avec le catholicisme, confession des souverains Stuart. Influent, le puritanisme a pénétré le Parlement, qui commence à s’opposer au roi Charles Ier. Les tensions politico-religieuses, qui vont en s’accroissant, finissent par convaincre un groupe de Puritains de partir s’installer chez les nouvelles colonies des Amérique.

Les Randolph, pères fondateurs des États-Unis
Parmi les Pèlerins qui montent à bord de la flotte Winthrop, onze navires, se trouve Edward Fitz Randolph, dont la famille s’est installée au cours du XVe siècle dans le Nottinghamshire, un comté d'Angleterre situé dans les Midlands de l'Est. C’est dans la baie du Massachusetts qu’il va poser ses bagages, au début de l’automne 1630. Mais c’est avec son neveu et l’épouse de celui-ci, William (1650-1711) et Mary Isham (1659-1735), débarqués quatre décennies plus tard, à leur tour, que l’histoire des Randolph va commencer à lier son destin à celui de ces colonies britanniques outre-mer. Surnommés les « Adam et Ève de la Virginie » pour avoir mis rapidement au monde dix enfants, ces anciens partisans du roi Charles Ier vont progressivement devenir l’une des familles les plus riches de la colonie en intégrant la Chambre des Bourgeois, nom de l’assemblée de Virginie, qu’elle va d’ailleurs présider.
Les Randolph se lancent dans la culture du tabac et commencent à importer des esclaves dans la colonie. Au cours des années qui se succèdent, c’est près de 200 esclaves que la famille possède, les premiers importés des Bermudes. Elle se diversifie, mène grand train et arme même une flottille de navires marchands qui vont assurer leur fortune et la construction de vastes demeures dont certaines sont encore existantes de nos jours. Parmi la descendance issue des enfants de William et Mary, des noms illustres qui vont contribuer à rédiger les plus beaux chapitres de l’histoire américaine.

Une famille de planteurs réputés en Virginie
Les treize colonies ont décidé de proclamer leur indépendance, et après une longue guerre remportée grâce à l’aide des Français, elles ont fini par prendre leur destin en main. Les Randolph se sont enthousiasmés pour cette révolution et n’ont pas hésité à soutenir les rebelles face aux loyalistes. Dans les rangs des insurgés, un certain Thomas Jefferson (1743-1826), futur troisième président des États-Unis et petit-fils de William Randolph par une de ses filles. La nouvelle République est une affaire de famille. Aux côtés de Jefferson, le planteur John Randolph de Roanoke (1773-1833). Arrière-petit-fils de William Randolph, c’est un fin politique et un conservateur qui va jeter les bases du Parti républicain au sein du camp démocrate. L’homme est quelque peu tonitruant, « attire les regards par la sévérité de ses invectives, le piquant de ses sarcasmes, l'intonation perçante de sa voix et sa gesticulation particulièrement expressive », rapportent les textes d’époque qui évoquent également la peur suscitée par ses interventions au Congrès, contraignant parfois des élus à s’enfuir avant même la lecture de ses discours. Constamment réélu entre 1799 et 1827, il sera brièvement nommé ambassadeur en Russie en 1830, en dépit de sa santé déclinante. À son décès, ses 400 esclaves seront libérés à la suite de sa demande.
La Virginie sera le terrain de jeu politique préféré des Randolph. L’arrière-arrière-petit-fils de William Randolph, Thomas Mann Randolph Jr. (1768-1828), obtient le poste de gouverneur de cet État entre 1819 et 1822. Par un truchement généalogique, ce descendant de la fameuse Pocahontas épouse Martha Jefferson, fille du président du même nom, avec laquelle il aura onze enfants. Parmi eux, Thomas Jefferson Randolph (1792-1875) et George Wythe Randolph (1818-1867), qui vont inscrire leur nom dans la guerre de Sécession, qui éclate en avril 1861. La question de l’esclavage a été au cœur de la dynastie Randolph. En 1859, la Virginie est en proie à la terreur. Les abolitionnistes de John Brown font régner la peur dans les plantations et il faut l’intervention du colonel Robert E. Lee (1807-1870) pour que cette insurrection soit étouffée, John Brown arrêté et pendu. Cet officier militaire n’est pas un inconnu pour les Randolph puisqu’il est l’arrière-petit-fils de William Randolph. Loin d’être un partisan de l’esclavage, son nom reste toujours associé aux brillantes victoires et à la reddition de la Confédération en 1865.

La Guerre de sécession au coeur de la maison Randolph
Thomas Jefferson Randolph est un planteur qui entrevoit la fin de l’esclavage. Comme député (1831-1843), il a introduit une bulle d’émancipation des enfants d’esclaves nés après 1840. Un échec, puisque la loi sera rejetée par 73 votes contre 58. Il reste une voix timorée qui n’hésite cependant pas à soutenir la sécession de la Virginie. Son frère, George Wythe Randolph, est plus enthousiaste que son aîné. Ce démocrate convaincu va faire une brillante carrière universitaire et militaire, obtient un poste de sénateur entre 1863 et 1865. Aux premières heures de la nouvelle Confédération, il est nommé, en 1862, au poste de secrétaire général de la Guerre et son portrait va figurer sur les nouveaux billets de 100 dollars du Sud. Le temps de son mandat, auquel il renonce après huit mois à la suite de problèmes de santé, il va s’employer à réformer son département.
John Randolph, autre membre éminent de cette famille, épousa Emily Jane Liddell en 1837 et aura onze enfants également. Randolph consacra la majeure partie de son temps à sa plantation de coton, mais, convaincu que la production de sucre serait plus lucrative, il décida de déménager sa famille dans le sud de la Louisiane en 1842, où il acheta une plantation de coton de 6,7 km² (1 650 âcres) qu'il baptisa Forest Home. En convertissant la plantation à la production de canne à sucre deux ans plus tard et en construisant la première sucrerie à vapeur de la paroisse d'Iberville, Randolph put tripler ses revenus provenant de sa production de coton. En dix ans, Randolph avait porté sa propriété à 28,80 km² (7 116 âcres) et acquis 176 esclaves, faisant de lui l'un des plus importants propriétaires d'esclaves du sud des États-Unis. En 1855, Randolph acheta 1,6 km² supplémentaire de hautes terres et 2,5 km² de marais et de terres riveraines du Mississippi, où il souhaitait construire une demeure plus prestigieuse, qu'il baptisa « Nottoway », d'après le comté de Nottoway, en Virginie, où il était né.

Nottoway, fleuron architectural de la dynastie
Il choisit Henry Howard, considéré comme l'un des plus grands architectes de La Nouvelle-Orléans au XIXe siècle. Nombre de ses bâtiments, églises et maisons de style néo-grec et italianisant sont encore visibles dans la ville. L'imposante demeure fut achevée en 1859, ainsi que divers autres bâtiments, dont des logements pour les ouvriers esclaves, une école, une serre, une écurie, une érablière à vapeur, des citernes à bois et d'autres bâtiments nécessaires à l'exploitation agricole. Il soutint financièrement la Confédération dès le début de la guerre. Il envoya ses trois fils combattre dans l'armée confédérée, perdant son fils aîné, Algernon Sidney Randolph, à la bataille de Vicksburg. Alors que la guerre approchait de plus en plus de Nottoway, Randolph décida d'emmener 200 esclaves au Texas et d'y cultiver du coton, tandis que sa femme, Emily, restait à Nottoway avec ses plus jeunes enfants, espérant que leur présence la sauverait de la destruction. La plantation fut occupée par l'armée américaine et les troupes confédérées. Malgré les dégâts causés aux terres et le départ des animaux, Nottoway survécut à la guerre, ne recevant qu'un seul coup de mitraille dans la colonne d'extrême gauche, qui ne tomba qu'en 1971. Malgré l'adoption du treizième amendement et al fin de l'esclavage, 53 des esclaves de John Randolph continuèrent à travailler à son service comme ouvriers.
Lorsqu'il retourna à Nottoway après la guerre civile, la plupart des anciens esclaves, n’ayant guère d'autres choix, le suivirent. L'industrie sucrière perdit de sa rentabilité après la guerre et, en 1875, la superficie de Nottoway était réduite à 3,2 km² (800 acres). John Randolph mourut à Nottoway le 8 septembre 1883, léguant la plantation à sa femme. Emily Randolph vendit la plantation en 1889 pour 50 000 dollars, qu'elle partagea à parts égales entre ses neuf enfants survivants et elle-même. Elle mourut à Bâton Rouge en 1904, témoin ultime d’un Sud aristocratique défunt. Par la suite, la demeure connaîtra de multiples propriétaires avant de devenir un hôtel de luxe et un musée en 2003.

Une dynastie conservatrice ancrée dans les traditions du Sud
Le XXe siècle va transformer la dynastie Randolph, qui va envoyer plusieurs de ses membres dans les différentes administrations de l’État américain, à la justice, dans la finance ou encore parmi les écrivains reconnus. Robert Williams Daniel (1885-1940), banquier, descendant direct de William Randolph et d’Edmund Jennings Randolph (gouverneur de Virginie entre 1786 et 1788, qui sera accusé de trahison au profit de la France alors qu’il occupe le poste de secrétaire d'État des États-Unis), sera un des prestigieux passagers de première classe du Titanic. Il survivra au naufrage du paquebot en 1912 sans que l’on sache réellement dans quelles conditions. La presse affirma qu’il avait plongé, nu, dans l’eau glacée afin d’atteindre un canot de sauvetage. D’autres affirment qu’il avait simplement pris place à bord d’un canot sans même un gilet de sauvetage, persuadé qu’il remonterait à bord. Tous s’accordent à dire qu’il fut sauvé par Margaret Brown, dont on peut voir le personnage incarné par l’actrice Kathy Bates dans le film Titanic de James Cameron, sorti sur les écrans en 1997. Robert Williams Daniel ne reparlera jamais de ce désastre, gardant de profonds traumatismes en lui. Démocrate conservateur, fragilisé par le krach de Wall Street (1929), il siégea au Sénat de Virginie entre 1936 et 1940.
Son fils, Robert Williams Daniel, Jr. (1936-2012), propriétaire de la Brandon Plantation, sera élu député de Virginie cinq fois de suite entre 1976 et 1983. Dixiecrat (contraction de Dixie — surnom du Sud — et de démocrate), il quitte brutalement le Parti démocrate, en conflit avec le mouvement en raison de son soutien à la fin de la ségrégation raciale qui s’était à nouveau imposée dans les États confédérés. Il représentera jusqu’à la fin de sa vie les intérêts républicains. Nommé secrétaire adjoint à la Défense de 1984 à 1986, il devient directeur du renseignement du ministère de l'Énergie de 1990 à 1993.
Le 15 mai 2025, au petit matin, les randolph apprennent que Nottoway Plantation n’est plus qu’un immense brasier. Les pompiers, impuissants face à la violence des flammes, n’ont pu sauver que quelques annexes. En quelques heures, plus de 160 ans d’histoire sont partis en fumée, emportant avec eux les souvenirs d’une dynastie à jamais liée à l’histoire américaine. Pour les historiens, l’émotion est vive : « Ce n’est pas seulement une maison qui a brûlé, c’est un pan entier de la mémoire du Sud des États-Unis. », a déclaré l’un d’eux, bouleversé. Aujourd’hui, il ne reste que les archives, quelques meubles sauvés, et les récits de ceux qui ont foulé les planchers de Nottoway. L'incendie marque aussi, symboliquement, la fin d'une époque, celle d’un Sud hanté par ses fastes et ses fantômes, qui n'a pas manqué de ravir certains afrodescendants sur les réseaux sociaux, qui n’ont guère caché leur joie de voir cette maison partie en fumée.
L’histoire des Randolph est finalement celle d’une famille qui aura accompagné les grandes mutations des États-Unis : de la colonisation à l’indépendance, de l’esclavage à la guerre civile, de la reconstruction à la politique moderne. Entre grandeur et controverses, elle incarne à la fois les idéaux fondateurs et les contradictions morales d’une nation en perpétuelle transformation. La disparition de Nottoway, symbole de leur puissance n’est pas seulement la perte d’un monument, mais l’effacement tangible d’un pan entier de mémoire sudiste et américaine. Pourtant, les héritiers actuelsde cette dynastie demeurent toujours ancrés dans les archives, les récits et les débats qui façonnent l’histoire des États-Unis.
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