Nigeria : Rois sans couronnes politiques, mais pas sans influence
Nigeria : Rois sans couronnes politiques, mais pas sans influence
Le président du Conseil des chefs traditionnels de l'État d'Ondo et Olowo d'Owo, l'Oba Ajibade Gbadegesin Ogunoye III, a mis en garde les chefs traditionnels qui abandonnent les coutumes ancestrales après leur accession au trône : ils doivent soit maintenir les pratiques de l'institution, soit se retirer.
C’est un message fort que le roi Ajibade Gbadegesin Ogunoye III, 59 ans, a lancé aux autres souverains traditionnels du Nigeria, lors d'un colloque organisé pour commémorer le 10e anniversaire du couronnement du Deji d'Akure, Oba Aladetoyinbo Aladelusi, le 18 juillet 2025.
Une institution qui a perdu de son prestige d'antan
Répondant aux propos du journaliste et universitaire Festus Adedayo, qui critiquait le déclin de l'adhésion aux valeurs culturelles chez les chefs traditionnels contemporains, le souverain a reconnu que l'institution traditionnelle avait perdu une grande partie de son caractère sacré, évoquant l'érosion des rituels et des normes culturelles qui définissaient autrefois l’institution monarchique dans cette partie de l’Afrique de l’Ouest. « L'institution traditionnelle doit se racheter si elle veut être prise au sérieux », a déclaré le roi Ajibade Gbadegesin Ogunoye III. « Cela peut se faire en préservant des pratiques ancestrales telles que les rites funéraires, les apparitions sacrées et une conduite digne. », a déclaré le monarque, un brin agacé. « Il faut identifier ceux qui ont violé les traditions, et non faire des déclarations générales », a t-il surenchéri. « Personnellement, je suis un traditionaliste dans l'âme. J'ai vécu au palais avec mon père pendant 25 ans avant de devenir Olowo (roi-ndlr), et je comprends les responsabilités. », a-t-il rappelé, pointant du doigt le caractère sacré de sa charge.
Monté sur le trône d'Owo en 2019, régnant sur une population de 200 000 habitants, il a souligné que devenir Oba est un choix personnel et non une obligation. « Si vous acceptez d'être roi, vous devez être prêt à respecter les coutumes. Sinon, n'acceptez pas le titre. Nos traditions ne sont pas répugnantes ; ce sont des héritages sacrés qui méritent d'être préservés. » , ajoute-t-il.
Un pouvoir ancestral ancré dans la diversité
Participant au colloque, le gouverneur de l'État d'Oyo, Seyi Makinde, a décrit la monarchie comme un pilier essentiel de l'identité nigériane, antérieure à la colonisation et à la découverte du pétrole qui a fait la richesse du pays. Il a appelé les gouvernements à investir dans les institutions culturelles dans le cadre de la construction nationale. Longtemps au cœur de la vie politique et sociale du Nigeria, les monarchies traditionnelles continuent d’exercer une influence réelle, bien qu’en mutation. De l’époque précoloniale à l’ère post-indépendance, leur rôle et leur poids ont profondément évolué, reflétant les tensions et les aspirations d’un pays marqué par sa diversité ethnique et culturelle.
Avant la colonisation britannique, les monarchies constituaient le socle de l’organisation politique de ce qui deviendra le Nigeria. Royaumes haoussa au nord, cités-États yoruba au sud-ouest, royaumes igbo et royaumes du delta du Niger : chaque entité possédait ses propres structures hiérarchiques, ses rituels, ses cours royales et ses systèmes juridiques traditionnels. L’Oba de Bénin, l’Alaafin d’Oyo, le Sultan de Sokoto ou encore l’Emir de Kano sont quelques-uns des titres qui ont traversé les siècles. À l’époque précoloniale, ces monarques détenaient un pouvoir exécutif, judiciaire et religieux. Ils réglaient les conflits, prélevaient des tributs et jouaient un rôle diplomatique entre clans, cités ou royaumes voisins. Leur légitimité reposait sur un savant mélange de traditions, de mythes fondateurs et de réseaux lignagers.
La période coloniale : cooptation et instrumentalisation après l’indépendance
Avec la conquête britannique, ces monarchies ne disparaissent pas. Bien au contraire, le système de l’« Indirect Rule » (gouvernance indirecte) imaginé par Lord Lugard, administrateur colonial, institutionnalise leur rôle. Les Britanniques s’appuient sur les chefs traditionnels pour prélever l’impôt, maintenir l’ordre et gérer les affaires locales, tout en leur ôtant progressivement leur autonomie réelle.
Dans certaines régions, notamment au nord, les émirats musulmans préservent une forte autorité locale sous la houlette du Sultan de Sokoto, chef spirituel suprême des musulmans du nord. Mais ailleurs, des chefs « créés » ou promus par l’administration coloniale suscitent des tensions, car ils manquent parfois de légitimité historique. L’indépendance du Nigeria en 1960 et la mise en place d’un système républicain fédéral vont affaiblir de facto le pouvoir politique des rois traditionnels. Le nouveau gouvernement entend moderniser l’État, centraliser les institutions et limiter l’influence des structures coutumières jugées féodales ou contraires à l’idée de nation moderne.
Pourtant, malgré la perte de prérogatives officielles, de nombreux monarques conservent un rôle prépondérant, notamment dans la médiation locale, la résolution des conflits communautaires ou la préservation des coutumes. Le titre d’Oba à Lagos ou d’Emir à Kano reste un symbole de continuité et de fierté identitaire. À titre d’exemple, l’Oba de Lagos est encore consulté lors de grands projets urbains par le pouvoir en place, et les émirats du nord continuent d’exercer une influence morale et religieuse considérable. Un président ne peut se faire élire ou réélire sans leurs appuis.
Défis contemporains : légitimité, modernité et insécurité
Aujourd’hui, ces monarchies doivent composer avec de nombreux défis. L’un des principaux est celui de la légitimité. Certaines lignées sont contestées à cause de querelles de succession, de rivalités entre familles ou de nominations entachées de clientélisme politique.
Ensuite, la modernisation des structures étatiques et la sécularisation de la vie publique limitent leurs marges de manœuvre. Dans un pays jeune, urbanisé et confronté à des crises socio-économiques, le poids des traditions peut parfois sembler anachronique. Enfin, l’insécurité croissante, notamment dans le nord, met en péril certaines cours royales. Des émirats ont été la cible de groupes armés (comme celui des islamistes de Boko Haram) ou de bandits. Le limogeage en 2020 de l’Emir de Kano, Muhammadu Sanusi II, figure respectée et critique du pouvoir politique, suivi de sa restauration, a illustré combien ces institutions sont parfois prises dans les tourments de la politique moderne.
Malgré ces défis, les monarchies nigérianes restent des relais incontournables entre les autorités étatiques et les communautés locales. Elles participent à la résolution de conflits ethniques ou fonciers, accompagnent les politiques de développement local et incarnent la diversité culturelle du Nigeria. Elles sont aussi un atout diplomatique et économique. Certaines têtes couronnées n’hésitent plus à jouer un rôle d’ambassadeurs culturels ou à soutenir des initiatives philanthropiques, éducatives ou environnementales, contribuant ainsi à moderniser leur image.