Mohammed VI face à la génération du désenchantement
Mohammed VI face à la génération du désenchantement
Confronté à la colère de la jeunesse marocaine, le roi Mohammed VI a prononcé un discours très attendu devant le Parlement, appelant à « une plus grande justice sociale » et à un changement des mentalités. Un message adressé à une génération décidée à réclamer sa part dans l’avenir du royaume. Analyse.
Le 10 octobre 2025,dans un discours très attendu devant les parlementaires et une foule massée devant l’hémicycle, accompagné de son fils le prince Moulay Hassan et de son frère le prince Moulay Rachid, le roi Mohammed VI est intervenu pour tenter de reprendre l’initiative face à la montée d’un mouvement de contestation inédit depuis des années au Maroc.
Un message calibré afin de désamorcer la tension
Sans jamais nommer directement la GenZ 212, le roi a affirmé qu’« il ne devrait y avoir ni antinomie, ni rivalité entre les grands projets nationaux et les programmes sociaux (…) tant que le but recherché est de développer le pays et d’améliorer les conditions de vie des citoyens ». Cette phrase, prononcée au cours du discours, constitue une allusion manifeste aux critiques selon lesquelles le gouvernement privilégierait les infrastructures « vitrines » au détriment des secteurs de base.
Il a par ailleurs rappelé son propre discours du trône prononcé trois au mois auparavant, dans lequel il avait proposé « de lancer une nouvelle génération de programmes de développement territorial » pour réduire les disparités entre les régions du royaume, tout en réaffirmant son ambition d’une « plus grande justice sociale » et veiller à ce que « les fruits de la croissance profitent à tous ». Enfin, il a assuré solennellement que l’emploi des jeunes, l’éducation et la santé figurent parmi ses priorités — un miroir presque direct lancé aux revendications formulées par la GenZ 212.
L’émergence de GenZ 212 : une jeunesse qui entend se faire entendre
Depuis fin septembre 2025, un mouvement de contestation spontané, porté par un collectif de jeunes baptisé GenZ 212, a essaimé dans de nombreuses villes du royaume — Rabat, Casablanca, Agadir, Tanger, etc. Le nom du collectif fait référence à l’indicatif téléphonique international du Maroc (+212) et désigne une génération née à la charnière des années 1990–2010.
Dans ses revendications, le mouvement attaque frontalement ce qu’il perçoit comme un modèle de développement injuste : priorité aux grands projets (notamment à l’occasion de l’attribution au Maroc d’un rôle dans l’organisation de la Coupe du monde 2030), infrastructures sportives, stades, projets urbains spectaculaires — alors que les hôpitaux, les écoles, la santé publique crient famine. Le slogan souvent entendu : « On ne veut pas de stades, on veut des hôpitaux ». Mais , la jeunesse marocaine va plus loin que les seules critiques sectorielles : il exige aussi la démission du gouvernement en place, la reddition des comptes pour les corrompus, et la responsabilité politique effective des dirigeants. Un appel plus structuré que les mobilisations occasionnelles du passé. Le groupe a notamment appelé au boycott des entreprises liées au Premier ministre Aziz Akhannouch.
Face à cette montée soudaine, le pouvoir central a dû réagir pour éviter une spirale. Le discours du roi s’inscrit dans ce cadre : ni mea culpa radical, ni dure répression immédiate, mais un compromis symbolique visant à reprendre pied dans l’arène politique.
Un soutien réel à la monarchie — mais des réserves croissantes
La monarchie marocaine bénéficie historiquement d’une ancrage populaire solide, en partie grâce à sa dimension religieuse (le roi est « Commandeur des croyants ») et à sa figure de pivot institutionnel. Lors du discours, une foule nombreuse s’est massée devant le Parlement, brandissant des drapeaux et exprimant un soutien explicite au roi.
Cependant, ce soutien populaire ne se traduit pas nécessairement par un consentement inconditionnel aux politiques publiques. Parmi les manifestants comme dans l’opinion, on entend une distinction claire : l’institution monarchique est encore respectée, mais le gouvernement et la classe politique sont finalement les cibles de la colère. Ainsi, le discrédit touche davantage les appareils de gestion que le trône lui-même. Mais cette posture de « loyauté critique » est mise à l’épreuve : la jeunesse, notamment, questionne le fossé entre ambitions affichées et résultats réels. Beaucoup de jeunes ne remettent pas en cause la monarchie en elle-même — du moins pas encore —, mais réclament une redéfinition de ses prérogatives, un nouvel équilibre entre le Palais, le gouvernement et la société civile.
Le discours du roi, en glissant des promesses sans bouleversement fondamental, pourrait être perçu comme une réponse timide. Si l’intention est de maintenir la stabilité, elle pourrait ne pas suffire à apaiser les attentes. Beaucoup attendent un geste fort — par exemple un remaniement gouvernemental ou un traitement judiciaire concret des cas de corruption — pour que les mots se traduisent en actes.
Le printemps arabe au Maroc : un précédent inachevé
La mobilisation actuelle s’inscrit également dans un contexte historique marqué par le printemps arabe de 2011, période pendant laquelle des contestations populaires ont secoué le monde arabe et le Maghreb africain. Au Maroc, le mouvement le plus emblématique fut le Mouvement du 20 février — sans aller jusqu’à remettre en cause la monarchie, les protestataires réclamaient des réformes politiques profondes, une meilleure justice sociale, une plus grande transparence et un roi qui règne sans gouverner.
Sous la pression, Mohammed VI a fait adopter une révision constitutionnelle et organisé un référendum en 2011 : le Premier ministre a reçu des pouvoirs accrus, le Parlement a gagné certaines marges, et l’article 19 a été retravaillé. Mais, pour nombre d’observateurs, ces réformes sont restées insuffisantes pour véritablement modifier les rapports de force institutionnels. Après le printemps arabe jugulé, l’État marocain a mis en place une stratégie de « gestion de la contestation » : incantations réformatrices, dialogues ponctuels, mais aussi répression discrète des opposants ou journalistes, emprisonnements ou poursuites pour délits d’opinion. Human Rights Watch évoque une « répression cachée » visant à museler les voix critiques sans provoquer de crise ouverte. La générosité initiale de 2011 s’est donc progressivement cristallisée en frustrations accumulées, qui trouvent aujourd’hui une expression renouvelée dans ce mouvement de 2025.
Le discours du roi vise manifestement à désamorcer une crise qui pourrait fragiliser la stabilité nationale. Il offre un compromis : reconnaître implicitement les revendications sociales, sans céder aux demandes les plus radicales. Si GenZ 212 maintient une suspension de ses actions, le pouvoir gagnera du temps pour manœuvrer. Mais les attentes sont désormais élevées.
La véritable question est désormais de savoir si le trône et l’institution monarchique sauront accompagner les aspirations profondes d’une jeunesse avide de justice sociale et de participation politique — sans céder pour autant à la déstabilisation du régime. Ce discours, volontairement mesuré, marque un tournant : l’institution monarchique se présente comme garante d’un compromis national. Mais pour que la légitimité ne s’érode pas, il faudra des actes, et non plus seulement des mots.