Une reine et le génocide

Rosalie gicanda25 ans après, les blessures du passé sont toujours très vivaces. Dans la région des Grands lacs, tutsis et hutus ont dû réapprendre à vivre en communauté. Et si les tensions persistent encore, notamment dans le Kivu congolais, la province rwandaise de Butare s’apprête à rendre un nouvel hommage à Rosalie Gicanda, dans la discrétion, à l’image de cette reine dont le destin s’est brutalement arrêté le 20 avril 1994.

Il a été un des derniers officiers des anciennes Forces armées rwandaises (FAR) à avoir été jugé. Le capitaine Ildephonse Nizeyima est toujours en prison, condamné à perpétuité pour avoir organisé un meurtre effroyable. Celui de l'umwamikazi (« reine » dans la langue kinyarwanda) Rosalie Gicanda, non loin de sa résidence royale. Ce jour-là alors  que Radio Kangura (« réveille les autres ») appelle à tuer les « cafards » tutsis, l’épouse de Mutara III voit débarquer chez elle à 11 heures du matin, un détachement militaire et des miliciens interahamwe hutus dirigés par le lieutenant Pierre Bizimana, agissant sous les ordres du capitaine Ildephonse Nizeyimana. Ils font sortir la souveraine de 66 ans, ses dames d’honneurs et le personnel de cuisine hors du palais, vaste maison bourgeoise bien connue des habitants de Butare. Emmenés sous le crépitement des balles qui se font entendre au loin, sous les cris terrifiants que l’on peut entendre de ces rwandais que l’on massacre à la machette, ils sont rassemblés derrière le musée national, alignés. Sans mot dire, ils ouvrent le feu …La reine tombe, les autres suivront, certains pourront s’enfuir et raconter l’horreur de la journée. La nouvelle se répand rapidement, la dernière reine du Rwanda a été assassinée.

Sur Radio Kangura, les mêmes leitmotivs qui reviennent inlassablement. Le Front patriotique rwandais (FPR) de Paul Kagame a envahi le pays « pour restaurer la monarchie tutsi ». Les images de ces cadavres, dans leur grande majorité tutsi, qui jonchent les routes par centaines font l’ouverture de tous les médias internationaux ; la France ne va pas tarder à déclencher l’Opération Turquoise qui doit «mettre fin aux massacres partout où cela sera possible, éventuellement en utilisant la force». Son rôle exact reste d’ailleurs encore l’objet de vastes polémiques qui risquent de resurgir depuis que le gouvernement d’Emmanuel Macron a mis en place une « commission d'historiens et de chercheurs » chargés de mener un travail de fond centré sur les archives françaises de la période 1990-1994. Enième cadeau d’excuses de la France au régime actuel, après avoir favorisé l’élection au poste de secrétaire à l’Organisation internationale de la Francophonie de Louise Mukishiwabo, ancienne ministre des Affaires étrangères connue pour ses diatribes anti-françaises. Sur les ondes de Radio Milles Collines, dans le plus parfait des manichéismes, on ne cache pas sa satisfaction de la disparition de la reine, symbole d’une royauté qui avait réduit au servage les hutus. 

C’est en 1942 que Rosalie Gicanda épouse le roi Mutara III. Le pays, associé à l’Urundi voisin, est sous la juridiction belge depuis la fin de la première guerre mondiale. Dans la course à la colonisation, le royaume de Belgique s’est arrogé tout le bassin minier de l’Afrique de l’Est, autour des Grands lacs, là où le Nil puise sa source. C’est un coup d’état qui a placé Mutara III sur le trône en 1931. Il a à peine 19 ans et sort tout juste de l’adolescence. Du haut de son 1 mètre 92, le monarque incarne toute la puissance d’une maison royale qui règne ici depuis le XVème siècle. Le Mwami (roi) a été baptisé sous le nom de Charles Pierre Léon Rudahigwa. Ici l’église est omnipotente et Monseigneur Classe,  le symbole de cette résidence générale qui a mis en place un véritable état racial institutionnalisé.

Le roi est un croyant, pieu. Il dédie son royaume au Christ-roi en 1946 et une décennie plus tard signe le décret d’abolition de la féodalité. C’est sous l’œil des caméras que le roi peut accueillir et dans le faste en 1955 à Kigali, « Bwana Kitoko » Baudouin Ier…, son souverain blanc.

Blason famille royale du rwandaDeux mondes qui se côtoient sans se regarder. Derrière Mutara III, la reine Rosalie. C’est encore une jeune fille innocente de 14 ans quand elle scelle sa vie à celui du monarque. Rien ne lui sera épargné mais tous se souviennent d’elle comme une grande dame, portant un bandeau sur la tête pour simple couronne et qui offrait un verre de lait, son péché mignon, aux visiteurs de passage. « Sa maison était très connue à Butare, les pauvres venaient y recevoir un repas, un verre de lait, tout le monde pouvait la rencontrer sans aucune forme de protocole, que vous soyez hutu, twa ou tutsi, sa porte était constamment ouverte » raconte un témoin de cette époque. Epouse docile, elle va vivre les soubresauts politiques de son pays avec inquiétudes et non sans raisons. Le roi entend reprendre son indépendance et à l’heure de la décolonisation, il tente de se rapprocher du bloc de l’Est. Un pas de trop pour les belges. Hospitalisé le 25 juillet 1959 à Usumbura, le Mwami n’en sortira pas vivant. Il succombe mystérieusement à une mauvaise injection de pénicilline. D’autres diront qu’il a eu la gorge tranchée par son barbier, un accident conclura simplement l’enquête, qui n’a pas pris la peine de commander une autopsie du corps. Le mystère demeure toujours, les responsabilités des protagonistes n’ont jamais été clairement établies. Les émeutes éclatent contre les colons accusés d’avoir fait assassiner le roi mais les belges réagissent rapidement. Pire, au cours de des funérailles, au mépris des règles de succession, ils imposent son demi-frère Jean-Baptiste Ndahindurwa comme roi sous le nom de Kigeri V.

Rosalie Gicanda peut rester au palais, assister au dernier acte d’une monarchie dont les belges vont finir par se débarrasser. Ancien secrétaire de Monseigneur Perraudin,  archevêque de Kigali, le docteur Grégoire Kayibanda dirige le Parmehutu, un mouvement nationaliste qui dénonce l’exploitation dont sont victimes les hutus. C’est bientôt l’escalade. Lors des fêtes de la Toussaint 1959, c’est une explosion de violence qui frappe le Rwanda. Les tutsis sont sortis de leurs cases, leur tendons coupés, leurs jambes raccourcies, ils doivent fuir et vont bientôt former les futurs rangs du FPR. «On aurait dû les liquider, jusqu’aux enfants (…) »  martèle Radio Milles Collines, en faisant référence à cette Toussaint noire et qui appelle désormais à éliminer les « bébés issus de la vermine ».

Abandonné, Kigeri V doit quitter son royaume pour ne plus y revenir et la monarchie abolie par un référendum organisé en 1961 sous la houlette de Grégoire Kayibanda, nommé Premier ministre, désormais le protégé des belges. Il meurt aux Etats-Unis, en 2016, oublié, dans le dénuement le plus total

Peu de temps après, Rosalie Gicanda est priée de quitter le palais royal, nouvelle demeure de Kiyabanda, trop heureux de l’occuper à sa place (1962). Elle est envoyée dans une modeste maison, à Butare. Elle ne se mêle pas de politique. Une petite cour royale subsiste autour d’elle, maintient le protocole. Elle est la dernière lionne d’un royaume qui n’existe plus que dans les livres d’histoire et que le gouvernement s’échine à faire disparaître. Elle aura la satisfaction de voir Kayibanda chassé à son tour de son poste par le général Juvénal Habyarimana et ministre de la défense (1973). Ce dernier, chouchouté par la France,  ne quittera plus son poste jusqu’au 7 avril 1994. Revenant d’un sommet en Tanzanie,  avec son homologue Burundais, son avion n’atterrira jamais sur le tarmac de l’aéroport international de Kigali. Dans la nuit, le ciel s’embrase soudainement. Une roquette vient de faire exploser l’avion présidentiel. Le signal attendu par les plus extrémistes des hutus, aidé par l’Akazu, la maison présidentielle, pour le début du plus grand génocide organisé en Afrique. Et dont Rosalie Gicanda sera une victime.

Kigeri v et baudouin ierEt si elle représente le symbole de la monarchie défunte, elle est aussi la tante du rebelle Paul Kagamé, dont elle a sauvé la vie en 1961. Assez pour ordonner son exécution. Exhibée, traînée dans la rue, ses 6 dames d’honneur sont battues devant une population incrédule ou excitée par la haine qu’ils ont pour les « inyenzis », les cancrelats. Le gouvernement rwandais a même poussé le vice à baptiser cette opération du nom de code «insecticide ». « Ese uba uwa nde ? Uturuka m'uwuhe muryango ? » « De quel clan viens-tu » avait coutume de demander la reine à ses hôtes Une fois la réponse obtenue, elle pouvait passer des heures à refaire la généalogie de celui avec qui elle partageait ses souvenirs d’ancienne reine du Rwanda explique un autre témoin, qui a rencontré Rosalie Gicanda, peu de temps avant son meurtre et pour lequel, « l’Humanité », l’organe du Parti communiste français lui avait rendu hommage. Non sans nier au passage, ou péchant par manque d’informations, qu’une nostalgie monarchiste puisse exister dans le pays. C’était oublier l’Alliance Nationale pour l’Unité du Rwanda (RANU), composés de royalistes, qui combattaient aux côtés du FPR avant de s’en séparer pour devenir le mouvement de l’Armée du Roi (Ingabo Z’umwami), très actif militairement au début des années 2000.

En avril de l’année dernière, le gouvernement de Paul Kagame a rendu hommage à cette souveraine au cours d’une cérémonie qui a rassemblé divers membres de la maison royale. «(…) Elle était si gentille, sociable et pleine d'humilité. Elle respectait et aimait tout le monde. Elle consacrait la majeure partie de son temps à la prière » a déclaré lors de la messe de souvenir, le père Martin Mudenderi qui l’a bien connu. Gouverneur de la province du Sud, Marie-Rose Mureshyankwano avait–elle-même rendu un hommage appuyé à la souveraine défunte louant son héritage et ses connaissances, sa capacité de pardon. « Les gens devraient prendre des mesures concrètes pour l'imiter » avait ajouté Marie-Rose Mureshyankwano en guise de conclusion. Aujourd’hui encore à Butare, on se souvient de Rosalie Gicanda et de ses verres de lait. Le génocide, lui, a fait un millions de morts.  Mais qui s’en soucie de nos jours ? « Dans ces pays-là, un génocide, ce n'est pas trop important »… avait dit le président François Mitterrand.

Copyright@Frederic de Natal

Publié le 07/04/2019

Ajouter un commentaire