Une Irlande monarchiste
En 1981, le chanteur Michel Sardou sort un de ses plus grands succès : « Le lac du Connemara ». Evoquant un mariage irlandais avec en fond de toile le conflit entre catholiques et protestants, cette chanson entraînante nous résume toute l’histoire complexe et tumultueuse de l’Irlande. Mystérieuse et sauvage, indépendante et secrète, elle sera également immortalisée par le groupe Simple Mind avec leur titre « Belfast » ou par le groupe U2 avec celui de « Bloody Sunday ». Mais sous ce tableau verdoyant, idyllique et rouge de violence, un épisode de l’histoire irlandaise reste encore méconnu. Celui du projet de l’instauration d’une monarchie celtique survenu entre 1916 et 1922 au profit d’un prince allemand.
En juin 1914, l’assassinat de l’archiduc François-Ferdinand d’Autriche plonge l’Europe dans un conflit qui va durer 4 ans et qui fera de part et d’autres des lignes ennemies, des millions de morts. Le Royaume-Uni, aux côtés des Alliés, lutte contre le Kaiser Guillaume II d’Allemagne. Les deux empires se détestent cordialement en dépit de leur cousinage royal. Le petit-fils de Victoria ne cache d’ailleurs pas sa volonté d’abattre la puissance britannique et il va trouver en Irlande des soutiens actifs.
En 1169, le roi Henri II Plantagenêt avait conquis rapidement l’Irlande en destituant les 4 rois qui se partageaient l’île. L’animosité entre les gaëliques et les normands, puis les anglais iront en s’accroissant au cours des siècles suivants. En 1366, la couronne anglaise leur interdira même le port de l’habit traditionnel y compris l’usage de leur langue.
En 1541, le protestant Henri VIII se pare du titre de roi d’Irlande, heurtant la fibre catholique des irlandais (que l’on dit avoir été convertis par Saint Patrick) qui n’acceptent plus cette véritable colonisation de leurs terres. La révolte gronde et entre 1595 et 1602 le comte de Tyrone, Aodh Mór Ó Néill (ou Hugh O’Neil), auto-proclamé roi, soulèvera ses partisans. Contestataire et opposante à tout régime, l’Irlande se révèle néanmoins un fort soutien aux Stuarts durant la guerre civile qui opposa le parlement à la monarchie. Une tentative d’indépendance fut même mise en place avec l’organisation des Etats confédérés d’Irlande. En vain, elle dégénéra sur une autre guerre civile durant la deuxième moitié du XVIIème siècle. La bataille de Boynes en juillet 1690 marqua la fin du conflit entre partisans catholiques des Stuarts et partisans protestants du prince Guillaume III d’Orange. Une victoire qui est toujours célébrée, chaque année par les orangistes irlandais qui défilent dans les villes, non sans difficultés, tant la rancune est encore tenace de nos jours.
Humiliés, les représentants du clergé catholique sont bannis et Londres décide de faire voter des lois anti-catholiques avant d’obliger ce même clergé à prêter serment d’allégeance à la couronne en 1709 alors qu’une nouvelle insurrection jacobite éclate bientôt contre les Hanovre. La révolution française va réveiller les velléités indépendantistes des irlandais qui en 1798, pour quelques jours, proclameront la République de Connaught. La France avait bien envoyé des contingents leur porter secours avant finalement de capituler honteusement. La famine qui sévira au XIXème siècle entraîne l’exode massif de centaines de milliers d’irlandais vers les Etats-Unis. Le pays du roi légendaire Brian Boru est sous la coupe des anglais qui se comportent en colons et réduisent quasiment les irlandais dans une sorte d’esclavage qui ne dit pas son nom.
Le 17 mars 1905, le journaliste et imprimeur Arthur Griffith fonde la revue du Sinn Féin (« Nous-mêmes »). Nationaliste, le journal affirme que tant que le Sinn Féin existera « il soutiendra toujours la cause des opprimés contre les oppresseurs et se battra fermement pour la classe ouvrière. ». Ce n’est qu’en 1905 qu’il deviendra officiellement le parti que l’on connaît. Ses débuts sont modestes. A peine 500 membres, guère plus qu’un ces groupuscules qui pullulent dans le microcosme irlandais. Il n’est pas encore républicain. Le modèle austro-hongrois de double couronne intéresse ses membres fondateurs et dans son programme, on peut y lire que «l’Irlande doit devenir un partenaire égal de la couronne anglaise par le biais d’une double monarchie ». D’ailleurs, ce n’est qu’en octobre 1917 sous l’influence d’Eamon de Valera que sera réellement inscrit dans les organes du parti, le projet de république irlandaise. Mais en 1905, Griffith écrit qu’il souhaite toujours servir le Roi Edouard VII au sein d’une Irlande totalement autonome. Le fameux « Home rule » qui ne sera adopté qu’en 1912 mais jamais mis en place. Se sentant floué, le Sinn Féin cherche à prendre contact avec tout gouvernement qui soutiendrait une rébellion. Griffith envoie d’ailleurs des émissaires vers le prince Ruprecht von Wittelsbach. Nous sommes à l’aube de la première guerre mondiale et le prince héritier de Bavière est aussi le légitime prétendant jacobite au trône catholique d’Angleterre. Cette première tentative n’eut pas de suite mais elle retint l’attention de l’Empereur Guillaume II qui cherchait également le moyen de déstabiliser le Royaume-Uni alors que les premiers coups de canons retentissaient en Europe. On imagina la création d’une « brigade irlandaise », vaines promesses du gouvernement impérial qui enverra seulement quelques armes aux cercles nationalistes irlandais.
L’idée monarchique n’est pas abandonnée pour autant et va se faire en plusieurs étapes. Si le prince héritier de Bavière ne veut pas d’un trône irlandais, un autre prince fera tout aussi bien l’affaire, du moment qu’il soit allemand. Le Kaiser est une nouvelle fois approché. En 1913, le baron Edward Carson, avocat d’Oscar Wilde, député et futur fondateur des Volontaires d’Ulster rencontre Guillaume II à Berlin. Après avoir obtenu de nouvelles caisses d’armes débarquées sur les plages irlandaises dans la brume du matin, il obtient de l’état-major une aide substantielle. Reste à trouver le roi et provoquer le soulèvement général. Le 24 avril 1916, 1200 membres des Volontaires irlandais, ceux de la Fraternité républicaine irlandaise et du Sinn Féin se soulèvent. C’est la fête de Pâques ! Dublin se couvre de barricades, le gouvernement envoie plus de 20000 soldats anglais réprimer cette insurrection. Les rebelles impriment de milliers de manifestes qui affirment garantir le suffrage universel, l’égalité des droits de tous les citoyens, et la liberté religieuse et civile mais évite soigneusement de parler de monarchie. Le drapeau tricolore orange blanc vert est déployé, on aborde les badauds mais les insurgés se heurtent à une certaine opposition inattendue.
Dans les coulisses, des envoyés de l’Empereur d’Allemagne annoncent aux leaders indépendantistes comme Michael Collins ou Eoin O’Duffy (future figure du fascisme irlandais) que le Kaiser leur propose comme souverain, un de ses fils, le prince Joachim de Prusse (1890-1923) et accessoirement arrière-petit-fils de la Reine Victoria. L’idée fait son chemin, un Hohenzollern pourrait devenir roi d’une Irlande indépendantiste. On appelle même l’empereur à prendre la tête des Carson Volunteers et mettre à l’eau les anglais depuis Belfast. Mais la confusion règne parmi les rebelles quant au régime à adopter. « We serve neither King or Kaiser » (nous ne servons pas plus le roi que l’empereur » est aussi un des slogans affichés par les insurgés. On est loin de ces affiches provocatrices en 1914 qui proclamaient « Welcome to the Kaiser » (bienvenue au Kaiser) ou encore « We prefer German Rule to a Home Rule Governement » (on préfère un régime allemand au Home Rule ».
Un certain amateurisme règne même parmi les insurgés qui ne prennent pas la peine de s’emparer du château de Dublin, pourtant sans défenses. L’artillerie anglaise mettra fin à cette insurrection dans le sang (300 morts, 200 blessés). Les mois suivants, affaiblis, les principaux leaders indépendantistes décident d’abandonner l’option monarchique. Le prince Joachim ne verra jamais son royaume. Et la piteuse tentative de débarquement, le fameux « complot allemand » de mai 1918, n’aura pas de suites.
République ou monarchie, preuve que la question agitera encore les milieux nationalistes, ce n’est finalement qu’en 1921 que le titre de « Président de la république « apparaitra officiellement sur les documents des indépendantistes. Il est vrai qu’une partie de l’Europe avait perdu ses monarchies à la fin de la première guerre mondiale. La république était alors à la mode et représentait encore une autre forme d’opposition à la royauté britannique. En France, la nouvelle de cette insurrection a été différemment appréciée et commentée par la presse nationale comme locale. En Bretagne, on parle de « violentes émeutes » avant de prendre la mesure rapidement de la « révolution » en cours. Pas un mot sur les tractations entre le Sinn Fein et le Kaiser, la presse l’ignore dans tous les sens du terme, voir condamne même le soulèvement comme « L’Ouest-Eclair » (futur Ouest-France) qui écrira alors : «le Sinn-Féin n’est pas l’Irlande. […] Ne confondons pas en France nos amis les Irlandais avec les Sinn-Féiners qui ont accepté les rôles odieux que leur avait distribués l’Allemagne. […] L’Irlande reste et restera inébranlablement fidèle »
Les élections de décembre 1918 sont remportées par le Sinn Féin qui s’empresse de constituer un parlement (Dáil Éireann) et de proclamer l’indépendance. Aussitôt les anglais annoncent sa dissolution ; c’est de nouveau la « Cogadh na Saoirse » (guerre d’indépendance). L’armée républicaine irlandaise (IRA) fait alors son apparition sur la scène politico-militaire irlandaise. Elle ne la quittera plus. Au terme de 3 ans de guerre et de négociations, le traité de Londres confirmera finalement l’indépendance de l’Irlande, amputée de sa partie Nord qui restera sous domination britannique (1922).
Ce n’est qu’en 1933 que la République d’Irlande (Eire) abandonnera définitivement la prestation de serment obligatoire faîtes aux souverains britanniques. L’idée monarchique avait vécue.
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Publié le 17/03/2019
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