Les Rajahs blancs de Sarawak

JJames brookeason Desmond Anthony Brooke…ce nom ne vous dira certainement rien. A 33 ans, le jeune homme au regard droit et doté d’une mèche de cheveux faussement tombante est l’archétype du britannique aristocratique rebelle. Sa barbe rousse, légèrement broussailleuse, le ferait presque passer pour un de ces anciens pirates écumant les sept mers de Bornéo. A Londres, il arpente les rues de la capitale du Royaume-Uni comme tout un chacun. Vous le croiseriez, vous ne le remarqueriez peut-être pas. Et pourtant, dans ses veines, coule le sang d’une dynastie de Rajahs  dont le royaume a été le fleuron de l’empire colonial de Sa Majesté. Jason Desmond Anthony Brooke est un prince et pas n’importe lequel. Il est l’héritier du trône de…Sarawak.

Fort Marguerite, septembre 2013. C’est l’effervescence. Des centaines de personnes se sont réunies dans cette ancienne forteresse construite en 1879 afin de protéger la capitale du Sarawak, Kuching, des attaques des pirates. Mêlant des styles d’architectures malaisiens à ceux venus de la lointaine Angleterre, le lieu résume à lui tout seul l’histoire du royaume de Sarawak. C’est ici que les cendres de Sir Anthony Walter Dayrell Brooke vont désormais reposer. Pour les habitants de Sarawak, c’est un moment fort en symboles. A 98 ans, le dernier Rajah Muda revient parmi ses anciens sujets. Le drapeau orné d’une croix rouge et noire sur fond jaune avec en son centre une couronne a été hissé pour l’occasion.  Jason Desmond Anthony Brooke, son petit-fils, porte le coffret dans lequel reposent les cendres du dernier souverain de cet état situé dans l’archipel de Bornéo, à peine plus grand qu’un quart de la France. On s’incline lors de son passage. Ils ne sont qu’une poignée mais tous se souviennent que durant un siècle entier,  les Rajahs blancs ont gouverné le Sarawak.

Etrange histoire que celle de la famille Brooke digne des meilleurs romans d’aventure. Tous les ingrédients sont d’ailleurs réunis en 1836. Un sultan ! Celui de Bruneï en proie à une guerre de succession. Une population rebelle ! Les Dayaks qui ont profité des troubles pour se soulever. Un prince un peu trop confiant ! L’oncle du sultan qui promet à son souverain de réduire la rébellion en quelques jours et qui rentre, défait et sans troupes. Et enfin, le sauveur, l’aventurier, qui va sauver le sultan de son infortune, James Brooke. Et devenir un roi blanc de Malaisie.

Il a le même âge que son descendant Jason Desmond Anthony Brooke lorsqu’il vient proposer son aide au sultan. L’homme possède un navire surarmé, quelques hommes aguerris et en quelques semaines, il réduit la rébellion à un petit ilot de résistance qui ne va pas tarder à déposer les armes. Pour le récompenser, Omar Ali Saifuddin II le nomme Raja Putih, vice-roi de Sarawak le 24 septembre 1841. Loin du smog britannique, une nouvelle maison princière vient doucement de naître.

Progressivement James Brooke va s’affranchir de la tutelle de Brunei et se fait reconnaitre comme puissance indépendante en 1850 par les Etats-Unis et en 1864 par le Royaume-Uni. La principauté se dote d’un drapeau, d’une constitution écrite, une monnaie (le dollar sarawakien) et fait interdire la piraterie, l’esclavage et la chasse de têtes.  Le Sarawak prend l’allure d’un état européen, protégé par la Royal Navy qui lui accorde son assistance militaire et lui donnera même 3 navires, début de sa flotte maritime. Le royaume est agrandi, l’homme incarne l’image de l’intriguant romantique qui s’offre le luxe d’être reçu par la Reine Victoria en personne. Les journaux britanniques ne se lassent pas de raconter les nombreux épisodes de la vie tumultueuse d’un sujet de sa majesté, en exagérant parfois ses actes héroïques et qui a manqué toutefois de se faire tuer lors de la rébellion de 1857, orchestrée par des chercheurs d’or chinois. De son vivant James Brooke est entré dans la légende.

Charles vynner brookeSes successeurs ne vont pas démériter. Charles Brooke (1829-1917), son neveu qui lui a succédé en 1868, va mener autant se distinguer sur le champ de bataille que dans le lit de ces dames et de ces…messieurs. Au Sarawak, les mœurs sont quelques peu libres. Et si toutes les ladies se pressent avec succès autour de ce fringant soldat qui réprime les révoltes les unes après les autres, l’attention du prince se porte aussi sur des amours plus masculins qui vont faire scandales. Comme celles avec le prince Badruddin ou encore avec Charles Grant, petit-fils du comte d’Elgin, dont la relation fit jaser la « gentry » locale au vu de l’âge du jeune homme, 16 ans à peine. Il perd un œil au cours d’une partie de chasse, il le remplacera par un œil de tigre en verre. Non sans effrayer ses sujets, obligés de baisser la tête pour ne pas croiser son visage marqué par la vengeance de l’animal traqué. La principauté du Sarawak obtient une reconnaissance internationale, entre dans l’ère moderne et la découverte du pétrole va en faire un royaume des plus convoités.

Son mariage avec Margaret Alice Lili de Windt est un échec total même si il va accoucher de 6 enfants (dont 3 vont seulement survivre). Et parmi eux, son fils aîné Charles Vyner (1874-1963) avec qui il entretient des relations désastreuses. Dans l’ancien palais de Kuching, on peut encore entendre les disputes mémorables que se livrèrent les deux générations. Chares Vyner ne cédera pas au chantage de son père et finit même par s’imposer comme le régent de Sarawak, un an avant la mort du souverain

Charles Vyner a fait ses armes dans la défense anti-aérienne, passionné par les avions. Ce blond aux yeux bleus est un riche héritier qui va ramener avec lui  Sylvia Brett (1885-1971), la fille du vicomte d’Esher. Manipulatrice, machiavélique, elle a de l’ascendant sur son mari et joue un rôle non négligeable dans les disputes que livrent le père et le fils. En montant sur le trône, Charles Vyner met en place un code pénal calqué sur celui en vigueur dans les indes britanniques. Play boy avéré, il  délaisse son trône pour les champs de courses londoniens, dépense sa fortune loin de son peuple qui se lasse de cette situation. Avec le déclenchement des hostilités entre les américains et les japonais le soir du réveillon de Noël 1941, sa principauté est rapidement envahie par les troupes de l’empereur Hiro Hito. Le Rajah s’enfuit avec sa famille,  se réfugie à Sydney tandis  la résistance royaliste s’organise. La répression japonaise est impitoyable et les camps de concentration se multiplient. Le pays ne sera libéré qu’en juin 1945. Charles Vyner revient triomphalement dans sa capitale mais les temps ont changé. Sarawak a perdu de son intérêt stratégique et se retrouve malgré lui  au cœur des négociations entre les indépendantistes malaisiens et le gouvernement britannique. Londres va bientôt contraindre le prince à céder sa principauté au Royaume-Uni, le 1er juillet 1946. Qui en fera cadeau à la future fédération de Malaisie, 17 ans plus tard.

Son héritier, le Rajah Muda Anthony, ne l’entend pas ainsi tout comme la majorité des membres autochtones du Conseil Negri (Parlement). C’est le soulèvement. Pendant 5 ans, les royalistes du Gerakan Anti-Penyerahan Sarawak vont se battre contre cette annexion illégale (le gouverneur Duncan Stewart sera même assassiné en 1948), en vain. De guerre lasse, Anthony finit par renoncer à ses revendications en 1951, s’installe à Londres avec une confortable pension et sous surveillance du MI5, les services secrets. Clap de fin de l’aventure Brooke ?

Jason desmond anthony brookePas vraiment ! Jason Desmond Anthony Brooke assume son héritage. Il a mené un combat pour laver l’accusation de meurtre qui pesait sur son grand-père (qui avait été autorisé à revenir en 1967 pour une visite avant de se réfugier au sein d’une communauté hippie). La découverte de documents  en 2011 a permis de réhabiliter le nom des Brooke. Lors des funérailles du dernier Rajah, le gouvernement britannique a d’ailleurs présenté ses excuses officielles au prétendant au trône. Le prince, qui a tenté de vendre l’histoire du fondateur de la maison princière, dont le nom est évoqué plus d’une fois dans la série « Sandokan, le tigre de Malaisie » (1976), à Hollywood. Sans succès en dépit de quelques articles sur le sujet (septembre 2018).

 Quand il ne travaille au British Museum (où est exposé un portrait du fondateur de la dynastie), il vient fréquemment visiter l’ancienne principauté: «Le Sarawak d’aujourd’hui a peut-être changé de visage mais il a conservé tout son esprit d’origine. Partout, que ce soit  lors de mes visites personnelles ou de celles de ma famille dans l'État, nous sommes accueillis avec chaleur et courtoisie (…) »  reconnaissait le jeune prince, il y a 6 ans de cela, dans une certaine forme de nostalgie mais sans prétendre à quoi que ce soit pour autant.  Sa page personnelle sur Facebook a plus de 25000 abonnés de tous horizons. Un mouvement monarchiste soutient-il ses prétentions ? A ce jour, aucun parti ne s’est réclamé des Brooke (son hériter actuel est son cousin, Léandro, né en 1992) quand même bien les autorités locales reçoivent toujours Jason Desmond Anthony Brooke comme un prince régnant. Ils ont inauguré avec lui, une aile consacrée à l’histoire de James Brooke au Fort Marguerite, en 2016.

En septembre 2018, via le Brooke Trust, le prince (célibataire) Jason Desmond Anthony Brooke a financé un programme de diffusion de langue anglaise avec obligation de privilégier les habitants du Sarawak. Loin de sa principauté, l’héritier de James Brooke continue d’incarner l’esprit de conquête de Britannia et le nom des Brooke au-delà des 7 mers de Chine. La Légende continue.

Copyright@Frederic de Natal

Publié le 24/11/2018

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