La princesse Léonor de Bourbon a récemment effectué une escale en Colombie dans le cadre de sa formation navale. Un pays qui a songé à faire de Simón Bolívar, libérateur de l'Amérique latine, son propre monarque.
Nouvelle étape avec son navire école Juan Sebastián de ElcanoL Le 14 mai 2025, la princesse Léonor de Bourbon, 19 ans, fille du roi Felipe VI, a débarqué à Carthagène, ville portuaire marquée par l’histoire, fondée par les conquistadors au cours du XVIe siècle. Située en Colombie, cette ancienne colonie espagnole aurait pu devenir une monarchie avec un certain Simón Bolívar à sa tête.
Simón Bolívar, jeune Vénézuélien exilé après la chute des Provinces-Unies du Venezuela, décide de s'engage aux côtés de l'armée patriote de Carthagène des Indes, fin décembre 1812. Il a déjà un long vécu du haut de son début de trentaine. Carrière militaire commencée à l’adolescence, voyages en Europe où il est surpris par le déclenchement de la Révolution française, le jeune homme s’enthousiasme à toutes les victoires de Napoléon Bonaparte dont il restera un fervent admirateur tout au long de sa vie. Des idées qui vont profondément l’imprégner lorsqu’il décide de s’engager aux côtés du soulèvement indépendantiste.
Un premier échec qui ne le fait pas renoncer. A la tête de nouvelles troupes, ses victoires stratégiques vont permettre d’unir les forces patriotes de Carthagène à celles du centre du pays et ouvre la voie à Bolívar pour lancer sa célèbre campagne de libération du Venezuela qui va aboutir à l’éphémère deuxième République (1813-1814). Depuis son nouvel exil jamaïcain, il rêve de donner sa liberté à la Colombie. Simón Bolívar va écrire dasn ce pays les plus pages de ses campagnes de libération, gagner ses galons de « Libertador » et entrer dans la légende de son vivant. Il ne s’arrêtera pas à la Colombie qu’il va réunir au Vénezuela et à l’Equateur, les régions de la Nouvelle Grenade pour former la « Grande Colombie ». Les royalistes ont toutes les peines du monde à mettre fin aux victoires qu’il accumule.
Une monarchie pour sauver la République ?
En juin 1825, dans une explosion de faste et de ferveur populaire, Simón Bolívar fait son entrée dans Cuzco, l’ancienne capitale péruvienne de l’empire inca. Acclamé comme un héros, il reçoit ce jour-là un présent aussi somptueux que symbolique : une couronne civique composée de 47 feuilles de laurier en or, 49 perles baroques, 9 diamants et 274 éclats de diamant. Un véritable joyau digne de César ou de Napoléon, que Bolívar refuse pourtant d’endosser. Fidèle à son idéal républicain, il la remet au maréchal Antonio José de Sucre, le vainqueur de la bataille d'Ayacucho, pour qu’elle soit offerte au Congrès colombien. Ce geste n’est pas isolé : quelques années plus tôt, il avait déjà décliné une autre couronne de laurier à Bogotá.
Il a obtenu la présidence de son nouvel état mais celui montre déjà des fissures. En 1829, le rêve bolivarien est menacé. La Grande Colombie est minée par les divisions régionales, les ambitions personnelles, la pauvreté et la guerre avec le Pérou voisin. Bolivar songe même à demander la protection des Britanniques. Dans ce contexte chaotique, certains responsables politiques, inquiets de l’avenir de la jeune république, élaborent un plan radical : instaurer une monarchie constitutionnelle, avec Bolívar comme monarque à vie, puis, à sa mort, un prince européen désigné comme successeur. Une proposition qui choque et divise : comment la nouvelle nation issue d’une guerre d’indépendance contre la monarchie espagnole peut-elle envisager de se doter d’un roi ? Simón Bolívar incarne alors l’idéal d’un continent libre et uni.
Le 3 septembre 1829, en l'absence de Bolívar, le Conseil de gouvernement autorise le ministère des Affaires étrangères à entamer des négociations secrètes avec la France et l’Angleterre. Objectif : sonder la possibilité de soutenir la transformation de la Grande Colombie en monarchie. Les instructions sont claires : « Bolivar gouvernerait tant qu'il vivrait avec ce titre [le Libérateur], et après sa mort, un prince choisi parmi l'une des dynasties d'Europe régnerait.». Le gouvernement britannique, par la voix de Lord Aberdeen, est le premier à réagir et se montre réceptif au projet : « Le gouvernement de Sa Majesté, loin de s'opposer à l'instauration en Colombie d'un ordre politique similaire à celui de ce pays, accueillerait favorablement la mise en œuvre de cette réforme. » Mais il pose une limite ferme :« Le gouvernement anglais ne permettrait pas à un prince issu de la famille royale de France de traverser l'Atlantique pour se faire couronner dans le Nouveau Monde. »;
La monarchie française, quant à elle, rejette l’idée en raison de ses liens familiaux avec la Maison de Bourbon d’Espagne, qui n’entend toujours pas reconnaître le pouvoir de Bolívar.
Trahison ou pragmatisme ?
Lorsque ces négociations deviennent publiques, l’effet est désastreux. Le peuple, galvanisé par des années de lutte pour l’indépendance, réagit avec effroi. Diego Uribe Vargas, diplomate et historien colombien, souligne que « La simple perspective d'une monarchie remplaçant les efforts libéraux et républicains des libérateurs a résonné comme un cri d'alarme dans chaque ville et village. ».
L'idée monarchique apparaît comme une trahison. Elle précipite la chute de la Grande Colombie, déjà affaiblie par les mouvements indépendantistes au Venezuela et en Équateur. Le projet monarchique, explique l'historien Carraciolo Parra Pérez, « donna aux nationalistes vénézuéliens plus qu’un prétexte : une raison valable pour se séparer de l’Union. ». Bolívar lui-même désapprouve officiellement ce projet en décembre 1829. Dans une lettre envoyée par son secrétaire José Domingo Espinar, il affirme : « Le Libertador ne doit pas occuper un trône ; de plus, il ne doit pas coopérer à sa construction. ». Il craint que cette démarche ne ternisse son image et ne contredise l’œuvre républicaine à laquelle il a consacré sa vie : « Un trône serait aussi intimidant par son éclat que par sa hauteur. Ce projet n'est bon ni pour vous, ni pour moi, ni pour le pays. »
Mais pourquoi Bolívar n’a-t-il pas réagi plus tôt ? Certains historiens y voient une ambiguïté, voire une complicité tacite. D’autres, comme Uribe Vargas, parlent d’un homme brisé par la maladie et accablé par la désunion croissante : « Ce changement soudain de comportement est attribué à l'angoisse du Libertador à la vue des factions politiques dont la lutte mettait en danger le sort de la campagne d'émancipation. ».
Un rêve monarchique panaméricain ?
L’idée d’une monarchie post-coloniale n’était pas propre à la Grande Colombie. Comme le rappelle l’historien Juan Carlos Morales Manzur,
« Les tentatives monarchiques n'étaient pas rares en Amérique latine. Le Mexique, Haïti, le Brésil en ont connu, et San Martín lui-même envisageai une monarchie pour le Pérou.». Même en Argentine, on avait proposé un trône à la princesse Carlota Joaquina, sœur du roi d'Espagne Ferdinand VII. Loin de signifier une nostalgie de l’absolutisme, ces projets répondaient à un besoin de stabilité. Morales Manzur note que « toutes les républiques latino-américaines avaient échoué. La monarchie apparaissait comme un rempart contre le chaos. ». Malgré la tentation de l’ordre monarchique, Bolívar resta fidèle à son idéal. Dans une lettre célèbre de 1826 à José Antonio Páez, il écrit : « Je ne suis pas Napoléon et je ne veux pas l'être ; je ne veux pas non plus imiter César, et encore moins Iturbide [Empereur du Mexique-ndlr]. De tels exemples me semblent indignes de ma gloire. Le titre de Libérateur est supérieur à tous ceux que la fierté humaine peut recevoir.». Ces mots scellent le refus définitif de Bolívar d’abandonner la République, même au prix de l’unité de la Grande Colombie. À la veille de sa mort en septembre 1830, le Libertador était seul, ruiné, malade – mais resté fidèle à ses principes.
L’épisode de la couronne refusée est bien plus qu’une anecdote : il symbolise le dilemme fondamental de l’Amérique postcoloniale entre l’ordre et la liberté, entre l’unité imposée et l’instabilité démocratique. Bolívar, malgré ses silences et ses hésitations, choisit l’héritage républicain. Mais le rêve d’une monarchie constitutionnelle, aussi étonnant soit-il aujourd’hui au regard de la lutte menée contre l’Espagne, témoigne de la complexité des lendemains d’indépendance en Amérique latine.