Girma Yohannes Iyasu, l’autre prétendant au trône d’Ethiopie
Girma Yohannes Iyasu, l’autre prétendant au trône d’Ethiopie
Dans les méandres de l'histoire tumultueuse d'Éthiopie a émergé le descendant du seul monarque musulman du pays : le prince Girma Yohannes Iyasu. Son destin aurait pu le mener au titre de négus d'Éthiopie, si les événements de 1916, marqués par le renversement du négus Lidj Iyasu V, son aïeul, n'en avaient pas décidé autrement. Exilé en Allemagne, ce leader politique, ancien professeur d'université, était considéré par une faction des monarchistes éthiopiens comme le véritable Lion légitime de Judah . Il est décédé fin septembre 2023.
Pour ses partisans, il était Abeto-Hoy Lidj Girma Yohannes Iyasu VII, légitime négus d’Ethiopie. À 62 ans, cet ancien professeur était l’héritier en ligne directe d’un monarque qui a plongé cette partie de l’Afrique de l’Est dans la guerre civile et religieuse. Il vient de décéder, laissant derrière lui, un fils.
Une course à la sucession qui ne laisse pas de place aux faibles
Objet de tous les fantasmes et magnifiée par le poète Arthur Rimbaud, qui se fait volontiers trafiquant d’armes dans le Harrar et le Shoa, la patrie du roi Jean va bientôt être la proie des puissances coloniales qui tentent de s’implanter en Afrique. Souverain tout-puissant, génie militaire qui a infligé une sévère humiliation aux Italiens à Adoua en mars 1896, conquérant et modernisateur, le négus Ménélik II est aussi un alcoolique qui boit plus de deux litres d’hydromel et de ‘Fernet Branca’ par jour. Une attaque d’apoplexie en 1907 va progressivement le diminuer mentalement et deux ans plus tard, il se retrouve incapable de gouverner son empire. Une course à la succession trône s’engage alors, féroce, qui ne laisse pas de place à la faiblesse. Dans cette monarchie, née des fruits des amours de la reine de Saba avec le roi Salomon, l’ordre de primogéniture masculine reste la règle et le futur monarque doit être un membre de la maison impériale. Les femmes peuvent éventuellement accéder au trône à la seule condition d’être vierges. Sans héritiers directs, Ménélik avait créé un conseil des ministres chargé de régler sa succession en cas de défaillance. Sept ou huit candidats peuvent alors prétendre à cette couronne qui attise toutes les convoitises. À son petit-fils, Lidj Iyasu, la pole position. Mais au regard des plus traditionalistes, ce musulman assumé menace d’ores et déjà la stabilité de l’empire et ils vont se tourner vers deux autres membres de la dynastie Salomonide, Ras Makonnen Tafari (beau-frère et cousin du négus) et la princesse Zaouditou, fille de Ménélik II. Tous les ingrédients sont réunis pour que le pays plonge à nouveau dans la guerre civile.
Une monarchie, convoitise des puissances européennes
C’est l’épouse de Menélik II, Taïtou, qui tire les ficelles et qui est soupçonnée d’essayer de s'emparer de la couronne en sa faveur. À peine sur son trône, celle qui accompagnait son mari, pieds nus sur les champs de bataille, s'empresse de faire épouser Iyasu à une descendante du Negus Yohannes IV, celui-là même qui a été tué en 1889 alors qu'il faisait la guerre aux djihadistes musulmans. À l'âge de 12 ans, le jeune prince ajoute un autre pedigree à sa généalogie déjà éloquente. Alors qu'il entre dans une lente agonie en octobre 1909, Ménélik II dicte ses dernières volontés et nomme Lidj Iyasu pour lui succéder : « Que la terre trahisse celui qui violera ma volonté et il donnera naissance à un chien noir. Je maudis aussi Lidj Iyasu et son tuteur, le prince Bitwoeded Tesséma, s'ils rejettent votre volonté envers vous qui êtes leurs pères et frères et s'ils commettent des injustices contre vous sans raison », lance-t-il au clergé présent et à ses ministres. La prophétie résonnera tout au long des règnes d'Iyasu V et de celui de Hailé Sélassié. Et dans la course à la colonisation, c’est la France qui se taille la part du lion et qui sera le principal fournisseur d’armes de l’empire. Une fois que le régent Tesséma s'est débarrassé de l'impératrice Taitou, à qui on a demandé d'aller soigner Ménélik II, et assuré son pouvoir en donnant le Harrar à Tafari, Lidj Iyasu devra attendre encore 4 ans avant de ceindre couronne. Son tuteur disparu en 1911, l'adolescent révèle des faiblesses qui inquiètent ses proches. Ses caprices, ses amours, ses plaisanteries agacent la noblesse et plus encore l'Abouna (Patriarche) d'Ethiopie. Iyasu s'efforce de montrer sa virilité sur les champs de bataille mais sa moustache naissante n'impressionne guère ses ministres qui regardent ses excès de sauvagerie contre les danakhils avec un certain mépris. Dans l'ombre, Tafari monte doucement les marches vers un trône qui lui tend les bras.
Iyasu V, victime d'un complot de palais
Pendant la Première Guerre mondiale, bien qu'Iyasu se montre conciliant envers la France, son adhésion à l’Islam suscite la suspicion chez les Alliés. Ils craignent qu'il soit tenté par une alliance avec la Turquie et l’Allemagne. Iyasu va même jusqu'à commander un arbre généalogique qui le relie au prophète Mahomet. Ses liens avec «Mad Mullah », un djihadiste qui donne du fil à retordre aux Anglo-Égyptiens au Soudan, préoccupent les Alliés qui surveillent ses moindres faits et gestes. Il se présente comme un mystique, mais son comportement semble frôler la folie. Incapable d'entrer en transe lors des prêches, il boit du cognac pour jouer une comédie surréaliste. En 1916, il décide de déposséder Tafari du Harrar. Poussé par les nobles qui souhaitent éliminer le négus, ce dernier entRe en rébellion. Le 27 septembre de cette année-là, lors de la grande fête chrétienne de Mesquel, Iyasu est déposé par Tafari Makonnen. L’Abouna Mattewos X (1843-1926) l’accuse publiquement d’apostasie et lui reproche d’avoir fait figurer des symboles islamiques sur le drapeau impérial. Effrayé, le négus prend la fuite et se réfugie dans l'un de ses palais. Là, il renonce à l’Islam, récite des crédos entre deux crises de larmes et implore le réconfort de Monseigneur Jarosseau, qui le console dans ses bras. Son père, Ras Mikael, tente bien de soulever le pays durant deux ans, mais avec la fin du conflit mondial, privé des subsides turcs et allemands, il est finalement capturé, emprisonné et empoisonné en septembre 1918. Les Alliés exultent, reconnaissent Zaouditou et Tafari comme co-souverains de l’Éthiopie.
Le prétendant introuvable
L’épisode Iyasu est loin d’être clos. Il compte encore des partisans qui continuent à lutter et à harceler les troupes gouvernementales. Tafari refuse à son cousin le droit de vivre en toute liberté sur ses terres et fait emprisonner le moindre ministre qui correspond avec l’ancien monarque. En janvier 1921, Iyasu est finalement capturé et placé en résidence surveillée. Tafari, devenu Hailé Sélassié, demeure finalement le seul Roi des Rois en 1930, à la mort de Zaouditou. C’est à ce moment qu’Iyasu décide de reprendre le combat. Avec la complicité du Ras Haïlou du Godjam, il s’évade, se déguise en moine et tente de rejoindre les Italiens, dont on dit qu’ils sont prêts à le restaurer sur son trône. ll est rapidement dénoncé, ses amis sont arrêtés. Les chaînes en or aux poignets, Iyasu est ramené dans le Harrar, dans un wagon-lit et sous une forte escorte, afin d'y passer le reste de ses jours en exil. Cependant, à Rome, on interprète les choses différemment. Les divisions qui règnent au sein de l’empire sont une aubaine pour le Duce Mussolini, déterminé à venger Adoua. Peu importe que le négus exilé sombre dans la démence, car il a toujours son fils cadet Ménélik (17 ans) qui pourrait monter sur le trône. Les agents italiens sur place se chargent déjà de dénoncer la mainmise des Amharas sur le pouvoir et de répandre la thèse de l’empoisonnement d’Iyasu lorsque celui-ci meurt assez mystérieusement en 1935. Les partisans de la branche iyassouiste proclament alors l'empereur Ménélik III, mais le monarque n’a aucun pouvoir ou influence réel. D’ailleurs, il est à Djibouti sous protection française, qui le garde sous contrôle, au cas où les événements prendraient un autre tournant. Il ne reviendra en Éthiopie qu’en 1971 pour s’occuper d’une ferme dans le Harrar, où il décède onze ans plus tard.
Une légitimité contestée
L'invasion de l'Éthiopie par l'Italie en 1935-1936 a réouvert les portes aux partisans de la lignée Iyasu pour revendiquer le trône, provoquant une division au sein de la maison royale qui sous-estimait cette menace, croyant qu'elle serait rapidement écrasée. Le fils aîné d'Iyasu IV, Yohannes, est demeuré fidèle au nouveau négus, participant activement à la guerre de libération. Les armes qu'il utilise sont issues d'achats effectués auprès du régime nazi, qui refuse d'aider les fascistes dans leur aventure coloniale périlleuse. Une fois la victoire obtenue, les Italiens décident de se débarrasser des Iyasu, dont le sort est scellé dans le contexte de la chute de la monarchie éthiopienne. Après le retour du négus avec l'armée britannique, le prince Yohannes Iyasu trahit son protecteur en participant à un complot contre Hailé Sélassié en 1942. Exilé, il est libéré lors de la révolution de 1974 qui met fin au règne du dernier Roi des Rois. À sa mort trois ans plus tard, son fils, le prince Girma Yohannes Iyasu, reprend la succession d'une lignée presque oubliée des Éthiopiens, dont l'image a été considérablement ternie. En 1973, son père l'envoie à Djibouti. La chute de l'empire le conduit ensuite en exil en Allemagne, d'où il ne reviendra qu'en 1991. Le Derg marxiste tombé, il peut enfin retourner dans son pays, mais son retour est mal accueilli par de nombreux Éthiopiens, en particulier au sein du mouvement monarchiste, qui voit d'un mauvais œil le regain d'intérêt pour les prétentions iyassouistes. Surtout, l'Abuna Paulos, sans annuler l'excommunication d'Iyasu V, déclare dans la presse que l'ancien monarque "n'a jamais renoncé à sa foi chrétienne". En tant que retraité et panafricaniste affirmé, Girma Yohannes Iyasu a dirigé pendant longtemps le Parti démocratique éthiopien avant sa dissolution en mai 2003. En novembre 2020, sur sa page Facebook, il avait vivement condamné les exactions du Front Populaire de Libération du Tigré et a appelé à traduire ses leaders en justice pour génocide devant le tribunal des droits de l'homme.
L'histoire complexe et tumultueuse de la lignée Iyasu, marquée par des épisodes de trahison, d'exil et de lutte, offre un aperçu fascinant des tensions politiques et religieuses qui ont agité l'Éthiopie au cours du XXe siècle. Le retour de Girma Yohannes Iyasu sur la scène politique éthiopienne, malgré les controverses et les oppositions, avait souligné la persistance de ces enjeux historiques dans le contexte contemporain. Alors que l'Éthiopie continue d'évoluer sur la scène internationale, l'héritage des Iyasu et leur lutte pour le pouvoir restent encore des éléments clés de la riche histoire de ce pays.