Le Beys de Tunisie

Sur le plateau de l’émission « Liman Yajroo Fakat », Salwa Bey manifeste son agacement vis-à-vis de son interlocuteur.  La petite-fille de du roi Lamine Bey affirme que le dernier souverain de Tunisie a été la victime d’un coup d’état organisé par le premier ministre Habib Bourguiba. En intervenant sur la chaîne El Hiwar Ettounsi en avril 2016, la maison beylicale a fait un retour inédit sur la scène nationale tunisienne, six décennies après la chute de la monarchie. Tout en restant en retrait de la politique, quelle est la place et l’histoire de la maison royale de Tunisie ?

20 1«Ils ont fait sortir Lamine Bey, celui qui a signé l'indépendance de la Tunisie (...) et l'ont emmené dans un palais presque en ruine à la Manouba -qui plus tard deviendra la prison pour femmes- et il y a connu toutes les insultes ». La princesse entend rétablir la vérité.  Bourguiba n’est pas le héros que l’histoire officielle ne cesse de décrire. Elle n’est pas loin de la vérité. Dans une documentaire intitulé « Les beys de Tunis, une monarchie dans la tourmente coloniale », produit par la chaîne franco-allemande, les témoins racontent comment le héros, chantre du nationalisme Néo-Destourien, qui considérait le « roi comme une survivance aberrante de l’empire ottoman »,  a progressivement fait disparaître les symboles de la monarchie en arrivant au pouvoir. Lorsqu’il monte sur le trône en 1943, Lamine Bey est le 27ème souverain d’une dynastie qui règne sur la Tunisie depuis 1757. Ici on se succède selon un code de succession qui est éloigné de l’Europe, quand une révolution de palais ou un assassinant ne vient pas rompre la chaîne d’une généalogie qui se noie dans les voluptés du harem.

Protectorat français en 1881, la Tunisie excite tous les fantasmes d’une république impériale conquérante et coloniale. Ici règnent les souvenirs de Carthage et des grandes heures des croisades, Saint-Louis, des principautés franques qui vont s’y établir, les raids du corsaire Barberousse ou encore la mise sous tutelle de cette partie de l’Afrique du Nord par les Ottomans qui vont moderniser cet état. Avant que celui ne tombe entre les mains du bey Hussein, dont les origines de janissaire sont à la croisée de l’Orient et de l’Occident. La dynastie Husseinite va contribuer à l’essor du royaume, abolir l’esclavage en 1846 au même moment où la monarchie de Juillet (avec laquelle le beylicat entretient d’excellentes relations)  entame des premières réformes en ce sens, et lui octroie une constitution en 1861. Une révolution au Maghreb qui conduit le beylicat à éditer sa propre monnaie et adopter son propre drapeau. Les Husseinites deviennent indissociables de l’histoire et du destin de le Tunisie.

« Longue vie à notre souverain, Gloire à Sidna, notre Seigneur ! ». Lamine a été investi « possesseur du royaume de Tunis », selon la formule consacrée, les canons retentissent et un taureau noir est aussitôt égorgé selon la coutume afin que ses restes découpés soient remis aux pauvres de la capitale. Il a 63 ans et la Tunisie au carrefour des affrontements entre les nazis, les fascistes et les Alliés. Tunis regorgent d’espions qui tentent d’influencer les beys qui se succèdent. Son prédécesseur, Moncef Bey,  s’est illustré en refusant de faire appliquer les lois antisémites promulguées par Vichy et sera finalement déposé. Lamine hérite d’une situation politique complexe qu’il va à peine maitriser. Pour beaucoup de tunisiens, il reste le « bey français » tant la résidence générale décide des lois dans le royaume. Et s’il est une référence pour les nationalistes du Néo-Destour, ces derniers vont s’éloigner de lui au fur et à mesure que la décolonisation s’intensifie et menace de plonger le pays dans la guerre civile. Comme en Algérie française, les Pieds-noirs s’organisent au sein du Rassemblement Français de Tunisie et de la Main rouge, sorte d’OAS locale,  afin de torpiller les négociations qui vont pourtant aboutir à la proclamation de l’indépendance en 1956.

21 2Lamine Bey va être « cet agneau qui va être sacrifié ». Tout s’enchaîne rapidement. Il a juste le temps d’abolir la polygamie, les privilèges de la noblesse  et la répudiation avant que son premier ministre ne finisse par attaquer le régime monarchique qu’il avait juré de défendre. « Que ce coran me crève les yeux, si je m’avise de vous destituer » avait dit Bourguiba au roi,  destitué le 25 juillet 1957. Le prince Mohamed Ali Bey, arrière-petit-fils d’Ezzedine Bey assassiné en 1953 pour avoir osé assister aux célébrations du 14 juillet, affirmera, quant à lui,  sur le même plateau, qu’ « il n'y a jamais eu de révoltes contre l'État Husseinite mais un coup d'État de la part de Bourguiba contre la royauté ».  La famille royale sera conduite au Palais de la Manouba, en résidence surveillée, les trésors distribués entre les nouveaux maîtres du pays. Pire, on n’hésitera pas à lui enlever sa bague en diamant, que l’on aperçoit sur son portait peint officiel, lors de son décès dans le plus grand dénuement en 1962. « Des gens sont venus et ont pris tous les bijoux qu'on avait. Ils les ont répertoriés et les ont emmenés au Palais où vivait Lamine Bey. Ils nous ont laissé un jour pour quitter les lieux. Un ministre et un commissaire sont venus (...). En sortant (du Palais), le ministre lui-même m'a regardée, il a regardé mes pieds et il m'a dit « qu'est-ce que c'est que ça ?  (...) cela est neuf, enlève-le ! ». J'ai enlevé ce que je chaussais je suis sortie pieds nus » témoigne la princesse Salwa Bey.

Que sont devenus les membres de la famille royale de Tunisie ? La plupart vivent entre l’Hexagone et la Tunisie, tous n’ont pas eu le même destin, tous ne s’appellent pas Bey mais Husseyni. En 1992, alors prétendant au trône, Slimane Bey avait déclaré au magazine Point de vue, qu’il avait toujours pensé  que l’exil serait « momentané ».

En effet, si la république a été proclamée, il n’y a pas de textes officiels qui ont véritablement aboli la monarchie. Pour le prince Faysal Bey (photo), écrivain, «même dans une république, il est bien d’avoir une famille royale et même si elle n’est pas aux premières loges du pouvoir, elle symbolise un certain vécu, un patrimoine historique, une mémoire vivante (…) ». Dans les années 1990, le président Ben Ali tentera de « tutoyer cette histoire » en réhabilitant certains membres de la maison royale  qui ont joué un rôle non négligeable dans le combat pour l’indépendance. Toutefois, les héritiers des beys s’abstiennent de se mêler de politique. Même au cœur des événements de la révolution de Jasmin (2011), on n’entendra pas parler d’eux et le mouvement royaliste tunisien (MRT), dirigé par un avocat,  aura une existence éphémère, sans avoir pu convaincre ses concitoyens de l’importance de la restauration de la monarchie. « Un système dont aurait voulu même mettre fin le roi » Lamine Ier affirmait en 2014 dans une interview accordée au journal Asharq Al Awsat, la princesse Salwa.

De rares interventions tant dans la presse qu’à la télévision mais qui suscitent toujours l’engouement, la fascination et l’interrogation des tunisiens. Et si certains reprochent encore aux membres de la maison beylicale (dirigée par le prince Mohamed El Habib Bey, né en 1929) de se victimiser, le souvenir des différents beys continu de marquer de leur empreinte l’histoire d’un pays, malmené par le terrorisme islamique,  qui attend encore de faire le bilan de son passé et de trouver sa place dans les grandes démocraties de ce monde.

Frederic de Natal

Paru le 03/06/2019

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