À la croisée des siècles et des bouleversements de l'histoire européenne, la famille Czartoryski s'est imposée comme l'une des lignées les plus illustres de la noblesse polonaise. Leur nom évoque à la fois le raffinement, l'engagement politique, le mécénat éclairé et la fidélité indéfectible à la cause nationale.
De la République des Deux Nations à l'émigration politique en passant par la préservation du patrimoine artistique, les Czartoryski incarnent une dynastie de résistance et de culture, qui tirent leurs origines de la haute noblesse ruthène du Moyen Âge.
Selon la tradition, ils descendraient des princes de la maison des Gediminides, établis en Pologne et en Ukraine actuelle, par le prince Konstanty Czartoryski (1335-1390). Une dynastie qui a régné sur le Grand-duché de Lituanie. Leur nom vient du village de Czartorysk (aujourd'hui Tchortoryïsk en Ukraine). Mais, c'est au XVIᵉ siècle que la famille commence à asseoir son influence, profitant de l'union entre la Pologne et la Lituanie pour s'élever dans la hiérarchie sociale et politique. Ils abandonnent même l’orthodoxie pour se convertir au catholicisme.
Leur devise, "Bądź co bądź" (" Quoi qu'il advienne ") va traduire, au cours des siècles qui vont se succéder, leur ambition et leur résilience.

L'ascension politique et culturelle
Au XVIIIᵉ siècle, les Czartoryski deviennent une force politique majeure. Le prince Kazimierz Czartoryski (1674-1741) fonde le célèbre parti des "Familles", un groupe réformateur qui vise à renforcer le pouvoir royal et moderniser la République des Deux Nations, monarchie élective, alors minée par l'anarchie parlementaire et les ingérences étrangères en la transformant en monarchie constitutionnelle. Jusqu’ici, les rois de Pologne ont été nommés de manière héréditaires, au sein de la branche des Piast ou dans ses branches cadettes. Le trône est alors vacant en 1696. Influencé par son épouse Izabela Elżbieta Morsztyn (1671-1758), qui passé sa jeunesse à Paris, il décide de soutenir une candidature française. Personnalité aussi séduisante que remuante de la cour de Versailles, le prince François-Louis de Bourbon-Conti est devenu le pion du roi Louis XIV qui ne résiste pas à la tentation de placer un des siens sur ce trône, occupé brièvement par le roi Henri III entre 1573 et 1574.
En juin 1697, le prince François est finalement élu par la Diète au trône polonais en dépit de la candidature du prince Auguste de Saxe qui a dépensé des millions pour s’attirer les grâces des membres de la noblesse. Deux mois plus tard, le prince embarque vers la Pologne. La joie du prince Kazimierz Czartoryski va être de courte durée. Les troupes d’Auguste II de Saxe font rapidement route vers la Pologne et il s’empresse de se faire couronner roi par une faction dissidente, avec l’aide de la Russie pas fâchée de damer le pion au Roi-Soleil. En décembre suivant, la partie est terminée pour François-Louis de Bourbon-Conti qui doit rentrer en France et affronter la colère royale. Le prince décèdera en 1709, âgé de 45 ans, sans jamais avoir éritablement régné en Pologne.
Les Czartoryski ne perdent cependant pas leur influence. Leur place à la Diète leur assure encore une influence qu’ils vont utiliser pour soutenir les ambitions au trône d’un autre candidat de la France, Stanislas Leszczynski. Lorsque ce dernier finit par renoncer définitivement à la couronne en 1736, pour la seconde fois, la maison princière agit par pragmatisme et rallie son concurrent Auguste III de Saxe. Peu à peu, la maison princière arrive à se constituer une armée privée, règne sur la culture d’un pays qui menace d’être écartelé par les grandes puissance monarchiques de cette époque. Elle tente même d’accéder au trône en 1764 après la mort de celui qui est devenu leur protecteur. En coulisses, le prince August Aleksander Czartoryski (1697-1782), Voïvode de Ruthénie, tente de pousser la candidature de son fils Adam Kazimierz Czartorysk (1734-1823) au trône. Mais, celui-ci va préférer les délices de la vie d'un intellectuel à celle d'un politique. Les Czartoryski finissent toute de même par atteindre leur but en faisant nommer un des leurs à la tête de l’État, le roi Stanislas II Poniatowski, dernier roi de Pologne entre 1764 et 1795, dont l'épouse est une Czartoryski.

Les Czartoryski face aux partitions de la Pologne
La fin du XVIIIᵉ siècle marque l'effondrement de la Pologne, dépecée par ses voisins (Russie, Prusse et Autriche) en trois partages successifs (1772, 1793, 1795). Les Czartoryski, farouches patriotes, ne cessent dès lors de lutter pour la renaissance de leur patrie tout en gardant des liens avec Saint-Petersbourg. D’ailleurs la maison reste fidèle à la Russie lors de la création du Grand-duché de Varsovie en 1807 par Napoléon Ier (l’Empereur des Français avaient d'ailleurs songé à elle pour prendre la tête de cette nouvelle monarchie). Le prince Adam Jerzy Czartoryski (1770-1861) va jouer un rôle clé à cette époque tourmentée. Ironie de l'histoire, il devient ministre des Affaires étrangères du tsar Alexandre Ier de Russie, cherchant de l'intérieur à obtenir pour la Pologne une certaine autonomie, avant de connaître plusieurs disgrâces, notamment en raison d’une rumeur le faisant passer pour le père d’une des filles du Tsar.
Se sentant libre de toute allégeance aux Romanov après le décès mystérieux d’Alexandre Ier (1825) , il rejoint le camp des indépendantistes et devient chef du nouveau gouvernement du royaume de Pologne lors de l'insurrection polonaise de 1830-1831. L’échec de ce soulèvement va contraindre Adam Jerzy Czartoryski à l’exil. Installé à Paris, il fait de l'Hôtel Lambert, sur l'île Saint-Louis, un haut lieu de l'émigration politique polonaise. De là, il dirige une vaste activité diplomatique, militaire et culturelle visant à maintenir vivante la cause polonaise en Europe. L’Hôtel Lambert devient ainsi un symbole de l’âme polonaise en exil.

Une dynastie de mécènes et de résistants
Au fil des XIXᵉ et XXᵉ siècles, les Czartoryski maintiennent leur rôle de gardiens de l'identité nationale. Le prince Władysław Czartoryski (1828-1894), fils du précédent, va mener la lutte pour l’indépendance de la Pologne. Il n’arrive pas à convaincre le roi Louis-Philippe Ier d’Orléans de l’aider (il épousera en secondes noces, la princesse Marguerite d’Orléans, petite-fille du roi des Français, après avoir été marié à la fille de la reine d’Espagne, Marie-Christine de Habsbourg) de le soutenir. Il ne ménage pas sa peine, mène une véritable campagne diplomatique qui rencontrera une certaine résistance de la part de Napoléon III, soucieux de ne pas irriter la Russie, souvenir de la guerre de Crimée oblige. Un de ses fils, Auguste (1858-1893), prêtre salaisien, sera plus tard béatifié par le Pape Jean-Paul II.
Durant les deux conflits mondiaux, leur immense collection d’art (qui permet aux Czartoryski d’être une de plus riches familles princières de Pologne) fait l’objet de convoitises. Les Russes, les Allemands ne se privent pas de les piller partout où ils en possèdent. Augustyn Józef Czartoryski (1907-1946) sera même brièvement arrêté par la Gestapo mais ne parvient pas à sauver son inestimable trésor. Un autre de ses princes, prêtre dominicain, Jan Franciszek Czartoryski, sera un aumônier des insurgés de Varsovie. Capturé par les Allemands, il sera fusillé en 1944 (il sera béatifié 45 ans plus tard par le Pape Jean-Paul II). Avec l’invasion et l’occupation de la Pologne par les troupes soviétiques, leurs palais et demeures sont nationalisés. La famille princière se réfugie en Espagne sous la protection du régime franquiste.
C’est dans ce pays que va naître le prince Adam Karol Czartoryski (1940), actuel chef de la maison princière. Par son père, il descend notamment du prince Adam Jerzy Czartoryski et du roi des Français Louis-Philippe Ier, tandis que par sa mère, il descend du roi Ferdinand II des Deux-Siciles et est le cousin germain du roi Juan Carlos Ier d’Espagne. Un pédigré illustre qui ne lui fait pas oublier ses racines polonaises. Il rentre enfin en Pologne, libérée de la tutelle communiste, en 1989. Il va entamer alors des actions en justice pour récupérer les collections de sa famille qui lui sont restituées intégralement en 1991, confiée à une fondation. En 2016, la collection Czartoryski,, y compris la célèbre Dame à l'hermine, sera rachetée par l’État polonais, mettant fin à un long épisode d’incertitudes quant à son avenir. Une décision du prince Adam Karol Czartoryski qui va se faire dans la douleur car sa fille unique, Tamara, la contestera devant les tribunaux. En vain.

Héritage et mémoire
La famille Czartoryski, par son engagement politique (qui se poursuit encore), culturel et patriotique, illustre l'idéal de la noblesse éclairée. Plus qu’une lignée aristocratique, elle a été, des Lumières à l’ère contemporaine, un pilier de la survie de la conscience nationale polonaise.
Leur action rappelle combien l'identité d'une nation ne repose pas seulement sur le pouvoir politique ou la force militaire, mais aussi sur la culture, la mémoire et la transmission d'un patrimoine commun. Fidèles à leur devise, les Czartoryski ont su, à travers siècles et drames, préserver l'âme d'une nation. Pour les monarchistes polonais, ils demeurent de potentiels candidats à un trône restauré.
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