Le fantôme de Mandchourie : Wanrong, impératrice sacrifiée
Le fantôme de Mandchourie : Wanrong, impératrice sacrifiée
Figure tragique oubliée de l’Histoire chinoise, Elizabeth Wanrong, dernière impératrice consort de Chine, incarne la lente agonie d’un empire en déclin et le destin brisé d’une femme piégée entre tradition, modernité et manipulation politique.
C’est un nom inconnu de tous. Située aux confins de la Chine, dans l’actuelle province de Jilin, la ville de Yanji est régulièrement balayée par les vents et marqué par un hiver glacial. La modernité qu’elle affiche, aujourd’hui, tranche avec la singularité de son histoire. Faiblement peuplée, elle a connu un boom migratoire au début du XIXe siècle sous l’impulsion des Empereurs Qing. Mais c’est aussi dans cette bourgade mandchou de 700 000 habitants que se trouve le Palais culturel des travailleurs transformé en prison-modèle.
Une dragonne enfermée dans une prison de folie
Construit en 1924, d'une superficie de 100 mètres carrés, elle est entourée d'un haut mur de briques bleues surmonté d'un réseau électrique. La porte principale se trouve au milieu du mur sud. À l'ouest de cette porte se trouve la salle des gardes, et à l'est plusieurs dortoirs. Le bungalow faisant face à la porte principale à l'ouest abrite le bureau. On y trouve des cellules en forme de croix, une menuiserie, et un quartier pour femmes dans l'angle sud-est de l'enceinte. C’est dans cette partie de la prison qu’un matin de mai 1946, Elizabeth Wanrong fut transférée. La nouvelle ne tarda pas à se répandre dans la ville et on vint regarder avec une certaine crainte teintée de curiosité celle qui fut l’épouse de l’Empereur Aisin Gioro Pu Yi, dernier souverain de Chine et du Mandchoukouo.
Cheveux noirs dans lesquels s’entremêlaient d’autres plus blancs, Elizabeth Wanrong ressemblait un fantôme du passé, névrosée et en proie à des tremblements. « Toute la journée, l'impératrice se roulait sur le plancher, hurlant et gémissant comme une folle, les yeux écarquillés d'agonie. Elle ne pouvait plus se nourrir, elle ne pouvait plus déféquer seule », écrira à son propos Hiro Saga, sa belle-sœur, emprisonnée à ses côtés. Elle souffrait d'hallucinations, réclamait plus d'opium dont elle était devenue « accro » et s’inventait des serviteurs imaginaires, apostrophant ses gardes. En retour, ces derniers se moquaient d’elle, parfois oubliant de lui apporter le strict nécessaire, méprisant celle qui était considérée comme une collaboratrice des Japonais.
Impératrice dans la Cité interdite
Pourtant, la vie de Wanrong avait commencé sous les meilleurs auspices. Née au sein d’un clan seigneurial en novembre 1906, affiliée à la maison impériale puisque sa mère se targuait de descendre de l’Empereur Quianlong (1711-1799), sa famille avait donné des fonctionnaires à l’Empire jusqu’à sa chute en 1911. Elle appartenait à une classe de privilégiés résidant dans le district de Dongcheng à Pékin. Wanrong fut entouré dès sa naissance par l’affection des siens, et chose inédite, reçu une éducation comparable à celle de ses frères. Choisie pour être l’épouse principale de l’Empereur Pu Yi dont elle était l’aînée de deux ans, Wanrong marqua très vite son irritation de devoir se conformer aux rites d’une cour impériale enfermée dans la Cité interdite. Runqi, le frère de Wanrong, raconte dans ses mémoires : « Ils lui ont appris à s'incliner et à se comporter correctement avec l'empereur. Elle s'est rebellée. Elle en avait assez des leçons et était mécontente d'épouser quelqu'un qu'elle n'avait jamais rencontré auparavant ». ». Cependant, elle finit par accepter le mariage qui fut un spectacle enchanté pour quiconque eu la chance de croiser la procession.
« À quatre heures du matin, ce magnifique spectacle se déroulait dans les rues éclairées par la lune de Pékin, en route vers le palais-prison. La ville entière était éveillée et la foule se pressait au cortège. Une forêt de fanions flamboyait et flottait… des dragons d'or sur soie noire, des dragons bleus sur soie dorée ; des lanternes ondulantes, des kiosques dorés contenant les robes de cérémonie de la mariée, et des princes à cheval entourés de leurs cortèges colorés. La musique était à profusion. Enfin arrivait la berline de la mariée, tendue de brocart jaune, surmontée d'un grand dragon d'or, et portée par seize nobles. Je suivais de près la chaise enveloppée de linceul, et m'interrogeais sur l'état d'esprit de la petite fille à l'intérieur. Se dirigeant droit vers la prison, elle était sur le point d'abandonner à jamais la liberté dont elle avait jusque-là joui… Le cortège serpentait jusqu'à la « Porte de « Destin Propice », l'une des entrées du palais, et je m'arrêtai devant. Des torches flamboyaient. Une confusion sourde et des murmures régnaient. Mandarins et fonctionnaires de la cour allaient et venaient précipitamment. Lentement, dans l'obscurité, les grandes portes s'ouvrirent. Je pus regarder à l'intérieur de la cour et apercevoir l'allée de lampions flamboyants par laquelle le cortège monterait jusqu'à la salle du trône où l'empereur attendait. Dans l'éclat et le prestige de ce « Grand Intérieur », la petite fille tremblante, cachée dans sa boîte fleurie, fut emportée. Puis, sous mes yeux, les portes se refermèrent avec fracas et la princesse devint impératrice. », écrira très lyriquement, sous des accennts tragédiens, l'écrivain et voyageur américain Richard Halliburton.
Epouse délaissée, opiumane éplorée
En tant qu'impératrice consort de Chine, Wanrong était comblée par une suite d'eunuques et de servantes. L'impératrice disposait de sa propre cuisine et d'un tailleur spécialisé qui lui confectionnait de nouvelles robes presque quotidiennement. Lors de son bain, ses servantes âgées la déshabillaient et la lavaient. Ensuite, elle s'asseyait souvent au bord du bassin pour admirer son corps. Sun Yaoting, son eunuque personnel, racontait que malgré son caractère instable et ses accès de colère occasionnels, Wanrong était généralement aimable avec ses serviteurs . Mais, elle dînait souvent sans Pu Yi. Un mariage guère consommé et qui fut des plus malheureux. Plus occidentalisée que son époux (elle lui appris à manger avec une fourchette et un couteau), Wanrong se passionnait pour la la lecture, le jazz, le piano, l'écriture en anglais et la photographie. Ses rapports avec Wen Xiu, la concubine en titre, fut exécrable. Il est vrai que le souverain déchu aurait préféré épouser sa rivale que Wanrong destinée à n’être que l’épouse en second.
Esseulée, l’impératrice commença à fumer. D’abord des cigarettes au grand dam des Mandarins puis tomba dans l’opium, seul remède à ses incessants maux d'estomac et de tête. C’est à cette époque, qu’elle commença à montrer des signes de schizophrénie qui poussa la souveraine-dragon à prendre de plus en plus de drogue pour soulager ses douleurs psychologiques et physiques. En octobre 1924, le seigneur de guerre Feng Yuxiang prit le contrôle de Pékin par un coup d’État, força la « vermine manchou» Pu Yi et sa famille à quitter la Cité interdite. Réfugiés dans la Légation japonaise de Tianjin, la seule qui les avaient acceptés, Elizabeth et Henry (noms qu’ils s’étaient choisis) ne tardèrent pas à mener une vie insouciante qui rapprocha singulièrement les deux époux. Au détriment de Wen Xiu qui créa un précédent en réclamant le divorce (1931). Pu Yi en porta ombrage et finit par nourrir un ressentiment contre Wanrong qu’il accusa d’avoir forcé sa rivale à commettre « cette trahison », » au point qu'ils ne se parlèrent presque plus », de l’aveu même de l’Empereur.
Souveraine-consort du Mandchoukouo
Pu Yi n’avait pas abandonné l’espoir de remonter sur le trône de ses ancêtres. Brièvement restauré durant deux semaines en 1917, les Japonais avaient compris comment utiliser sa frustration à ses dépends et au profit de leurs ambitions territoriales. Ils arrivèrent à convaincre le monarque de prendre la tête d’un état qu’ils avaient créé de toutes pièces, le Mandchoukouo, situé en Mandchourie, lieu de naissance de sa dynastie. Wanrong détestait les Japonais et tenta de convaincre son mari de refuser cette offre. Sous l’influence de Yoshiko Kawashima, une femme volontaire, flamboyante et ouvertement bisexuelle, cousine de l’Empereur sous le nom de Perle d’Orient, connue pour son habitude de porter des vêtements et des uniformes masculins, Wanrong finit par accepter de rejoindre son mari à Changchun en mai 1932. D’abord Président du Mandchoukouo, il fut à nouveau couronné Empereur deux ans plus tard. Mise sous surveillance par les Japonais, elle fut quasiment écartée de toutes les cérémonies.
Sa santé mentale déclina progressivement au fur et à mesure que Pu Yi ne lui jetait plus un regard. Elle se mit à cracher régulièrement et a cligner des cils à toute vitesse, pris par des épisodes de superstitions, De nouveau en proie à ses démons, Wanrong se mit à fumer du tabac mélangé à de petites doses d'opium comme relaxant. Avec le temps, elle devint une grande opiomane. Entre le 10 juillet 1938 et le 10 juillet 1939, Wanrong aurait acheté plus de 2 000 onces d'opium, soit environ 50 onces par jour si elle en consommait la totalité. Ses dépenses mensuelles furent également multipliées par deux, la majeure partie étant consacrée à l'achat d'opium et à de nombreux magazines de mode et de cinéma. Elle prit même un amant fort peu discret. Pu Yi songea à divorcer mais fut stoppé dans son projet par les officiers japonais du Kwantung. Pire, Wanrong accoucha d’une fille sans même avoir eu de relations sexuelles avec Pu Yi plus porté par le sexe masculin et de manière perverse, écriront les confidents du souverain.
Tragique destin d’un femme, jouet de l’Histoire
Confiné dans ses appartements, elle se perdit dans sa folie à l’annonce de la mort de sa fille quelques jours après sa naissance. Tuée par les Japonais et jeté dans une chaudière. Wanrong fut immédiatement emmenée par les Japonais dans un hôpital isolé. Il existe deux versions du sort de Wanrong après la mort de sa fille. Selon un récit, Puyi lui aurait menti, affirmant que sa fille était élevée par une nourrice, et que Wanrong n'aurait jamais été au courant de sa mort. Selon une autre version, Wanrong aurait découvert où aurait été au courant de l'infanticide de sa fille et aurait vécu depuis lors dans un état de consommation d'opium constant. Dans ses mémoires intégrales, l’Empereur écrit : « [...] on lui a dit qu'il avait été adopté et elle a rêvé de son fils vivant dans le monde jusqu'à sa mort ». Il est possible que Pu Yi ait simplement été consciente de ce qui allait arriver au bébé et ait été trop lâche pour intervenir contre ceux qui le manipulaient.
Wanrong devint imprévisible, refusant de se laver et de faire sa toilette. Ses ongles de pieds n'étaient plus coupés, se courbant dans la chair de ses pieds, et ses dents se décolorèrent à cause du tabagisme chronique. L'impératrice devint extrêmement maigre et ses cheveux furent finalement coupés courts, la faisant ressembler à un « hérisson ». La défaite japonaise d’août 1945 signa la chute de la monarchie du Mandchoukouo. Pu Yi et Wanrong furent séparés dans la fuite. L’Impératrice finit par être capturée par les Soviétiques entrés en Mandchourie avant d’êre remis aux communistes chinois en janvier 1946, incarcérée par la suite à Yanji.
Le 20 juin suivant, elle fut découverte inanimée dans sa prison, décédée d’inanition, baignant dans son urine et son vomi. Elle fut extirpée de sa prison en pleine nuit et enterrée à la hâte au sud du pont Guanghua. Pu Yi apprendra son décès trois ans plus tard, dans un courrier écrit par sa belle-sœur, libérée de Yanji. Dans ses mémoires, il évoque à peine ce décès qui semble l’avoir cependant marqué. Ultime témoin de cette époque troublée, son plus jeune frère Runqi (1912-2007) , devenu également le beau-frère de Pu Yi en épousant la sœur de celui-ci, éleva un cénotaphe en mémoire de Wanrong, un an avant son propre décès.
Toute sa vie, Runqi tenta de réhabiliter sa sœur. « Tant que je vivrai, je ne permettrai pas de que l’on raconte n’importe quoi, ni même que l'on émette des d'insultes personnelles sur l'histoire de la vie de Wanrong. », déclarait-il encore à l’aube de ses 93 ans. Emportée par l’opium, l’exil et la folie, Wanrong fut l’ultime reflet d’un monde impérial en ruine. Sa vie, entre grandeur étouffante et chute silencieuse, incarne le destin brisé d’une femme prisonnière d’une époque qu’elle n’avait pas choisie.